« Kämpfer und Lehrer » Cela l’aurait probablement amusé, Bert Theis, que le Luxemburger Wort lui rende hommage sur sa Une de samedi dernier, en annonçant sa mort survenue mercredi 14 septembre à l’âge de 64 ans. Non pas qu’il ne mérite pas cette place de choix, bien au contraire. Mais Bert Theis était sa vie durant un militant d’extrême-gauche, venant de la Ligue communiste révolutionnaire, trotskyste à ses débuts, proche de La Gauche depuis sa création. Il avait donc vécu l’époque de la guerre froide et de ses blocs idéologiques hermétiques, mais aussi l’apaisement entre la gauche et la droite catholique après 1989. Dans sa lutte de plus d’une décennie dans le quartier Isola qu’il habitait à Milan, il avait aussi pris conscience que « l’ennemi idéologique » était désormais davantage un néolibéralisme brutal, favorisant les grands investisseurs au détriment des citoyens. Donc, oui, cela l’aurait probablement au moins fait sourire que d’être en Une du Wort.
L’enseignement, toujours À ses débuts au Luxembourg, Bert Theis était enseignant. Schoulmeeschter. En tant qu’artiste, il travaillait en réseau avec les premiers activistes d’une nouvelle scène artistique ayant germé à la Kulturfabrik à Esch-sur-Alzette : le graphiste Claude Fontaine, le caricaturiste Guy W. Stoos, l’auteur et éditeur Gollo Steffen, pour lequel il illustra des livres dans les années 1980, avec des collages aux multiples codifications. C’était la décision de s’inscrire à l’Académie de Milan, au milieu des années 1990, assez sur le tard en fait, qui allait radicalement changer sa vie (il y vivra une grande partie de l’année, en alternance avec Heffingen, avec sa compagne de toujours, Mariette Schiltz) son travail et son parcours artistiques. Désormais, Bert ne sera plus figuratif, mais conceptuel. Dans sa biographie officielle, il date à 1994 sa première exposition, c’était la mythique Rendez-vous provoqué, où il montra des photos (dont celle de Marcel Duchamp endormi sur un canapé à Knokke) aux côtés d’Antoine Prum et de Simone Decker et en dialogue avec des artistes néerlandais, dont Berend Strik et son chat empaillé. Sa vraie percée sur la scène international de l’art contemporain toutefois fut son pavillon pirate Potemkin Lock, installé entre les pavillons officiels belge et néerlandais dans les Giardini de la Biennale de Venise, en 1995. L’enseignement, la propension à enseigner et à faire passer une philosophie, sa vue sur l’art, une érudition, ne l’ont jamais quitté : au Luxembourg, il lança le New art workshop au Casino, au tournant du siècle, faisant venir artistes et théoriciens de renommée ; à Milan, ces dernières années, il enseigna à la Nuova Accademia delle Belle Arti. Durant les vingt ans de sa carrière, il tourna dans toute l’Europe, voire en Asie et en Amérique latine, avec des conférences et des workshops faisant participer un maximum de gens – étudiants, amateurs d’art et simples citoyens.
Les plateformes et la philosophie Dès Venise, Bert Theis développa un nouveau travail, faisant sortir l’art dans l’espace public, menant une recherche approfondie sur les lieux dans lesquels il travailla (histoire, idéologie et fonctionnalité du projet...) et y implanta systématiquement des espaces sociaux et de réflexion. Après les transats installés dans l’espace du Potemkin Lock, entre les parois en bois blanches à Venise, et que le public utilisa pour la juste raison d’un moment de détente, il proposa une Plateforme philosophique, en 1997 à Münster, dans le cadre des Skukptur.Projekte, plateforme sur laquelle le public local se retrouva pour discuter, écouter de la musique, voire danser. Il occupa un espace dans le métro de Milan, une plateforme au-dessus de l’entrée de la biennale de Gwangju, en Corée du sud, s’installa dans un parc en Toscane (The fingers, 1998) ou dans le domaine de Chamarande en France (Le troisième système, 2006). Plus près de chez nous, au Mudam, ses Drifters, bancs blancs dont la forme s’inspire du plan du bâtiment d’IM Pei, sont très utilisés par les visiteurs pour se reposer au milieu d’une visite, se retrouver ou simplement se prélasser – exactement la destination qu’il imagina pour ces structures. Des installations similaires, on en retrouve à Paris, au Parc de la Butte du chapeau rouge, le long du nouveau tram, en hommage à Jean Jaurès ; à Strasbourg, aussi sur le parcours du tram, la Spirale Warburg – Monument aux vivants, dédiée aux intellectuels juifs de culture allemande, notamment Aby Warburg, historien de l’art. Au Casino, en 2000, son Domaine de Marcel et Joseph devait permettre d’écouter, assis à nouveau dans des transats et entre des palmiers, des phrases de Marcel Duchamp et de Joseph Beuys citées par deux mainates (qui n’ont jamais appris à vraiment parler, n’imitant que la toux des gardiens et la sonnerie du téléphone d’Enrico Lunghi, ce qui fit bien rire Bert Theis). Chacune de ses structures blanches, bancs ou plateformes, avait sa propre superstructure philosophique, de Wittgenstein à Marx. En 1998, lors de la Manifesta 2, il proposa même un Dialectical Leap au public intéressé : un voyage en autocar jusqu’à la maison natale de Karl Marx à Trèves, le tout accompagné d’une fanfare africaine.
L’enjeu général de ces installations de Bert Theis était de toujours plaider pour une décélération dans un quotidien de plus en plus chaotique, d’inviter les citoyens à se retrouver, à se concentrer, à réfléchir sur le lieu et la vie en général. À ne rien faire aussi, surtout, à passer un moment complètement improductif dans un système capitaliste qui a horreur du vide – comme un acte de résistance. Or, le vide est un sacré boulot, comme aimait à l’affirmer Bert Theis.
Affinités électives Bert Theis était lui-même philosophe, d’une grande intelligence, mais aussi un homme discret, humble, rigoureux, plein d’humour et très fidèle en amitié comme en art. Son parcours est aussi une histoire d’affinités électives, de gens qui l’ont accompagné et avec lesquels il entretint des échanges intellectuels intenses : Enrico Lunghi d’abord, son commissaire à Venise en 1995, qui l’invita toujours et encore à exposer au Casino. Puis Florian Matzner et Christian Bernard, avec lesquels il travailla beaucoup sur l’art en espace public (les trois hommes avaient même développé un concept pour l’art au Kirchberg, finalement rejeté par le président du Fonds Kirchberg, Fernand Pesch). Il travailla aussi régulièrement avec Walter Grasskamp, Roberto Pinto, Marco Scotini, Vasif Kortun, Hou Hanru ou Gerald Raunig. À chaque fois, ces relations furent des échanges plutôt que de simples relations de travail, ces intellectuels de tous les pays écrivirent dans ses livres (Fight Specific Isola, Archive Books, 2013 ; Building Philosophy, domaine départemental de Chamarande, 2006 ; Some Works, Hatje Cantz, 2003) comme il écrivait dans les leurs. Ou exposait chez eux, notamment au Mamco à Genève, alors sous la direction de Christian Bernard.
La lutte pour Isola Les trois grands axes de la vie de Bert Theis – la militance politique, la philosophie et un art qui respecte le public –, menèrent irrémédiablement vers la lutte pour Isola, le quartier qu’il habitait à Milan. Avec Mariette Schiltz, des amis artistes et militants, mais aussi de simples habitants de ce quartier populaire, il allait lutter durant plus de dix ans, au début du XXIe siècle, pour le maintien de l’habitat dans ce quartier en pleine récupération commerciale. Le groupe très soudé d’activistes occupa l’ancienne usine d’équipements électriques La Stecca avec des expositions, des conférences, des réunions, des fêtes. Beaucoup d’énergie (et d’argent) alla dans la contestation des grands projets de construction devant les juridictions – même si les jugements en leur faveur furent ensuite cassés par le Conseil d’État à Rome – et la sensibilisation des politiques et publics locaux. Rien n’y fit : aujourd’hui, les tours clinquantes d’architectes-stars s’érigent Porta Nuova, le projet Isola n’est plus qu’un jardin communautaire exploité par des artistes et des habitants du quartier. Mais la lutte est devenue mythique, servant d’exemple à beaucoup de collectifs qui essaient de récupérer un peu d’espace de vie dans leurs quartiers. Bert Theis a toujours tenu à documenter méticuleusement tout ce qui s’est fait, le livre sur ce travail « fight specific » fait déjà référence.
Les palmiers et le verre Parallèlement à ses plateformes et à Isola, Bert Theis a travaillé sur deux autres corpus : les collages (qui rappellent ses débuts) de nature luxuriante sur des photos de grandes capitales déshumanisées : ses paysages utopiques de palmiers prenant possession de Milan, de Tirana ou de Paris ont été montrés chez Erna Hécey, sa galeriste, dans plusieurs musées, et dernièrement dans son exposition Aggloville à Turin (2015). Pour la présidence luxembourgeoise du Conseil de l’Union européenne, en 2005, il décomposa le Kirchberg en une coulée de boue, de plantes et de bâtiments hideux et installa un pavillon de verre, le Safe and Sorry Pavilion sur le toit du Bozar à Bruxelles. Aujourd’hui, cette œuvre, qui joue sur les paradoxes de l’Union européenne, est installée place de l’Europe au Kirchberg. Mais personne ne semble l’aimer, elle est fermée à clé la plupart du temps, rendant donc impossible son utilisation par les passants (ce qui était pourtant sa visée première, comme toujours chez Bert Theis). De tels vitraux avec des phrases jouant sur les paradoxes, il y en a d’autres, notamment The true artist never tells the truth. – Bert Theis, true artist au Musée national d’histoire et d’art, ou Infernal Paradise, une light box dans la maison d’un collectionneur privé.
L’Utopie concrète Lucide, conscient des enjeux de société et des pressions politico-financières qui règnent, Bert Theis n’en croyait pas moins à l’utopie. Politique à ses débuts – le grand rêve égalitaire –, son utopie devint peu à peu une utopie concrète. Comme ce parc qu’il exploita avec ses collègues, ou cette usine occupée par les ouvriers licenciés de Rimaflow. Face à son cancer, dont il ne parla jamais, il rêva de s’élever concrètement dans les airs et passa le brevet de pilote en 2015. Et vola.