The Schlak Project

Toxique et sublime

d'Lëtzebuerger Land vom 23.09.2016

Une œuvre a parfois une aura – cette beauté intense de l’unique. Parfois aussi, plus rarement, cette même œuvre peut dépasser les enjeux du monde de l’art et s’ouvrir à la société. C’est le cas de Schlak, projet réalisé par Giuseppe Licari lors de sa résidence à Belval et exposé actuellement dans le cadre de la Public Art Experience (voir d’Land du 8 juillet).

Une géologie artistique et sociale Schlak fait partie de Fluid Matter, recherche que l’artiste mène à niveau international depuis 2013 et qui explore les interrelations entre le paysage et la société. Mais son approche est loin d’être purement esthétique. C’est la raison pour laquelle il parle plutôt de « terroir », notion dans laquelle il entend impliquer les divers héritages invisibles des manipulations historiques, économiques et socio-politiques qui gisent sous terre en disant que « ce qui est sous nos pieds, et que nous ignorons, constitue pourtant l’archive-base pour les écosystèmes futurs ». Ce projet vise par ailleurs à dénoncer, l’illusion selon laquelle notre dépendance contemporaine de l’argent pourrait remplacer notre dépendance des ressources naturelles de la Terre.

Difficile recherche Pendant ses six mois à Belval, l’artiste s’est intéressé aux résidus dissimulés de ce qui apporta ses premières richesses au Luxembourg. Belval est en effet construit sur les restes de l’époque glorieuse de l’acier. La question posée par l’artiste est celle de savoir si le sol a été correctement décontaminé ou si le rêve luxembourgeois de créer une Silicon Valley européenne est fondé sur des déchets toxiques dangereux pour les habitants et travailleurs qui y vivent. Les enjeux économiques d’une telle remise en question – et les dessous potentiels de l’idéal Belval – sont tels qu’il a été assez difficile pour l’artiste de trouver des interlocuteurs voulant l’aider effectivement dans ses recherches. L’artiste s’est en effet attaqué à un sujet dont le potentiel est réellement problématique, d’où les autocensures qu’il génère…

Afin de « documenter la beauté dérangeante et non-intentionnellement produite par le processus industriel », il a donc sillonné la région, photographié les restes d’une époque passée, la colline du Saint-Esprit en plein centre de Belval qui, sous sa belle pelouse, cache une toxicité inquiétante ; il a discuté avec les travailleurs du site qui lui ont tous donné des réponses différentes concernant le lieux où les déchets sont « jetés » ; et il a récolté des extraits de terre dans le large périmètre de Belval qu’il a ensuite analysés en laboratoire sous l’égide du département de géologie de l’Université de Louvain.

Exposition subversive et sublime, Schlak est ainsi constituée d’une série d’œuvres. Il y a Terra Moderna, un pantone des couleurs des sols récoltés et dont les analyses constituent le code couleur. Il y a ensuite Migrants : dans une salle située sous l’un des hauts fourneaux, plongés dans le noir absolu, l’on découvre seize pierres sculptées par la chaleur du volcan industriel. Illuminées comme des bijoux, ces scories deviennent soudainement précieuses. La pénombre et le cheminement lent qu’impose la disposition des pierres, sont si prenants que l’on se croirait dans un temple. L’œuvre constitue un hommage aux travailleurs et mineurs étrangers (polonais, italiens, portugais, etc.) sans la force de travail desquels le Luxembourg n’aurait jamais atteint sa richesse. Sorte de ready-made dédié aux migrants de la fin du XIXe, aux histoires enfouies que même les artistes luxembourgeois ne racontent pas souvent.

Autre dévoilement de ce qui est juste à côté de nous et que l’on ignore : les volcans industriels qui produisent l’acier et ses déchets. Une grande « light box » cachée derrière le mur présente l’une des photographies de la série The Promised Land – série que l’on découvrira un peu plus loin dans le livre d’artiste Schlak. Les images ressemblent à celles d’une apocalypse et les textes du livre sont engagés. Il n’y a aucune ambiguïté dans ce projet : les déchets ont été sublimés, ils sont devenus beauté, art, livre, mais le message est critique. Le sol est contaminé, les dangers sont évidents et il est bien plus facile de cacher tout cela sous de belles pelouses que d’en faire état. Peut-être parce qu’une décontamination totale serait si chère qu’elle est de l’ordre de l’utopie.

Recherche scientifique ? Pour tenir un tel discours, il faut des preuves scientifiques. Telle est la différence entre un travail qui a un potentiel critique et un travail qui a un pouvoir critique. En donnant les sols récoltés à un laboratoire d’analyses pour créer son pantone, Giuseppe Licari a effectivement obtenu des résultats scientifiques sur la composition des sols de la région. Et ces résultats sont mauvais, même après cent ans de « nettoyage » naturel par la pluie – pluie qui inévitablement s’infiltre dans la terre.

Ce travail sur les déchets d’une époque passée constitue ainsi une métaphore critique sur les « déchets » de la société contemporaine : la fuite des responsabilités politiques, économiques, écologiques et sociales et l’intoxication de la vie quotidienne à tous les niveaux que cela implique. Ceci explique probablement le nuancement diplomatique des réponses données par le professeur en géologie de l’Université de Louvain qui, suite à cette collaboration avec l’artiste, essaye de lancer une recherche sur la toxicité des sols du Luxembourg du sud – et les possibilités d’un recyclage de certains éléments –, mais qui entend mener cette recherche en collaboration avec les entreprises locales. L’exposition est visible jusqu’au 30 septembre, mais l’affaire reste à suivre…

Public Art Experience – BeHave, Le Fonds Belval : commissaires : Stéphanie Delcroix et Michael Pinsky. L’exposition des œuvres crées par les artistes en résidence à Belval – Martine Feipel et Jean Bechameil, Giuseppe Licari, Alessandro De Francesco, Jan Kopp, Shimon Attie, Neville Gabie, David Rickard – est ouverte au public jusqu’au 30 septembre. Les œuvres se trouvent à plusieurs endroits autour des hauts fourneaux. Pour plus d’informations : www.fonds-belval.lu/index.php?lang=en&page=1&sub=1&news=216
Sofia Eliza Bouratsis
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