La patronne des boulangeries Fischer, Carole Muller, prend la tête du lobby des commerçants avec une ambition : rassembler pour davantage peser. Un trait familial

Fédérer pour régner

Carole Muller à Mensdorf lundi 27 juin
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 01.07.2022

« Il y a de la place pour petits et grands. Certains veulent se structurer et grandir. D’autres font des produits très spécifiques et restent ainsi », répond Carole Muller à la question de savoir si une cheffe d’entreprise employant 450 personnes était représentative des membres d’une confédération composée d’entités qui, dans 95 pour cent des cas, comptent moins de cinquante salariés. La patronne de la boulangerie Fischer, nommée présidente de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC) voilà un mois, souligne qu’elle dirige « une grande entreprise composée de plein de petites entités ». Fischer regroupe aujourd’hui 65 franchises et succursales. 400 personnes y vendent les produits frais de la centrale de Mensdorf. « Nous rencontrons les mêmes problématiques que toutes les entreprises », affirme Carole Muller. Elle évoque l’indexation des salaires et les problèmes de recrutement avec un bassin frontalier (où elle trouve soixante pour cent de ses employés) qui se tarit. Carole Muller évoque aussi l’augmentation des prix. Outre celle du plastique, du blé, ou du papier, il s’agit surtout des surcoûts liés à l’énergie, « qui a un énorme impact chez nous » pour l’électricité, les fours, le transport, explique-t-elle dans une posture de patronne de grande boîte. Mais pour conférer un aspect sympathique au groupe dont elle fait partie et qui compte un millier d’employés, Carole Muller joue la carte du romantisme, met en avant la dimension familiale et le développement de l’entreprise sur son siècle d’existence. La jeune cheffe d’entreprise, 42 ans, raconte la livraison du pain dans les villages en périphérie de Diekirch où Eugène et Marguerite Fischer avaient ouvert leur première boulangerie à leur nom en 1913. Carole Muller cite même le nom du cheval utilisé pour les livraisons, « Fanny ».

La famille Muller, qui a racheté les Moulins de Kleinbettingen en 1921, s’est rapprochée des Fischer au tournant des années 1960-1970. Carole Muller décrit le patron de l’époque comme un « visionnaire de la boulangerie ». Joe Fischer (qui avait repris la boulangerie familiale en 1954) avait cette « vision pour développer son entreprise » : « Si un four est cassé, si la boulangère est malade, alors il n’y a plus de pain dans le village », simplifie l’entrepreneure. Joe Fischer s’est rapproché du père de Carole Muller (Edmond), son principal fournisseur, pour lui demander d’investir à ses côtés afin de mécaniser la production. Après la boulangerie industrielle de Gilsdorf, l’alliance Muller-Fischer met la main sur la fabrique de produits alimentaires (Frapal) et Panelux, alors société de distribution. Après l’expansion horizontale via l’acquisition de boulangeries locales, l’intégration verticale bat son plein : de la matière première transformée aux rayons des supermarchés et boutiques en passant évidemment par la production et le transport, les Muller-Fischer maîtrisent tout. « Un savoir-faire traditionnel et une qualité artisanale préservés avec un circuit de distribution en expansion », résume la chronologie publiée sur fischer1913.com. 

En ce début de semaine, Carole Muller reçoit le Land dans la grande salle de réunion du siège de Fischer et Panelux à Mensdorf, un bâtiment de deux étages moderne et fonctionnel qui loge le Joe Business Center pour exploiter les espaces vacants. Sur de grandes étagères recouvertes de pots de fleurs et de vide sont aussi exposés quelques bouquins dans un méticuleux désordre : des livres anniversaires de l’entreprise, des encyclopédies sur l’artisanat (Konditoreibuch, Die Welt des Brotes) ou encore un ouvrage sur le Made in Luxembourg. L’héritière de la dynastie de la farine et du pain s’assoit là entre passé et futur, entre tradition et modernité, entre local et international, entre artisanat et industrie. Carole Muller aurait d’ailleurs pu rejoindre la Fédération des artisans (dont le groupe est membre). Mais elle se voit davantage en commerçante. En tant que telle, sa confédération d’obédience est la CLC, d’autant plus que celle-ci englobe les services et le transport. Carole Muller y connait un rayon avec une flotte de camions de livraison qui écument les routes de la Grande Région dès trois heures du matin pour livrer boutiques et supermarchés ou pour le service dit « porte-à-porte ». « Nous étions les premiers food trucks », souligne-t-elle. « Früher kam das Brot mit dem Pferd Fanny, dann wurden Wagen benutzt. Wir waren mit die ersten Foodtrucks, » avait-elle déjà dit au Wort en septembre 2020 dans ce qui s’apparente en fait à une formule commerciale éprouvée.

Carole Muller, fille de meunier fortuné, a fait son lycée à l’Athénée, obtenu un Deug d’économie à l’Université d’Aix-Marseille, un diplôme de l’Institut supérieur de gestion (ISG) à Paris puis a effectué une mission au ministère des Affaires étrangères en 2005 pour la présidence luxembourgeoise de l’Union européenne. « Je ne voulais pas du tout rejoindre l’entreprise familiale », dit-elle. Carole Muller souhaitait devenir diplomate. Après la présidence, elle rejoint le Collège d’Europe puis retourne dans la boite familiale fin 2006 pour un stage qui la mène à la direction des filiales. Elle prend goût à la boulangerie-pâtisserie, suit une formation à l’école des arts culinaires Lenôtre dans la capitale française. « C’était vraiment génial », dit-elle. Pourtant après avoir enfourné son dernier gâteau, Carole Muller rejoint le conseil chez PWC…. Quelques mois seulement puisque fin 2009, elle est rappelée par ses cousins Patrick Muller et Emmanuel Emringer (dit « Manou ») pour participer à la dissociation des activités ventes (Fischer) et production (Panelux). De 2010 à 2014, elle occupe la fonction de directrice commerciale de Fischer. Ensuite, celle de directrice générale. La charmante Carole Muller remplace le bourru Jacques Linster. Parallèlement, la jeune patronne s’engage dans la Fédération des jeunes dirigeants d’entreprise. 

C’est là que Fernand Ernster, le président sortant du lobby des commerçants, la remarque en 2019. Au Land, le libraire féru de gestion (il répond ce mercredi depuis Chamonix, dans les Alpes, où il participe à un team building de l’Association pour le progrès du management) explique avoir voulu se trouver un successeur lui-même, un principe auquel il tient en tant que chef d’entreprise et responsable d’association professionnelle. Lors d’un séminaire de la Fédération des jeunes dirigeants d’entreprises à Casablanca, « ce brin de femme » a tapé dans l’œil de Fernand Ernster. L’intéressé, 62 ans, ne trouvait pas de candidat idoine dans son cercle naturel. Cette « dirigeante d’un réseau commercial qui s’est bien développé » a coché toutes les cases pour reprendre l’organisation aux presque 1 800 membres. Pour Carole Muller, « ce n’est pas une femme qui devient présidente, c’est une personne qui a les compétences qui est élue ». Exact, mais être une femme a pesé dans la balance, la direction souhaitant féminiser le conseil d’administration. Être quarantenaire également, pour tourner la confédération vers l’avenir, explique Nicolas Henckes, l’ancien directeur général. Il a co-piloté le passage de flambeau avant de rejoindre Hospilux (fournisseur de matériel médical) en 2021. Puis il fallait quelqu’un à même de prendre la parole en public, de s’afficher dans les médias, de critiquer si besoin la politique gouvernementale… ce qu’un membre de la CLC tributaire des marchés publics peut craindre. Fischer, boulangerie systémique opérant en B to C (business to customer), est peu exposée à ces contingences. Carole Muller a rapidement gravi les échelons : vice-présidente de la CLC au bout de quelques mois. Puis présidente deux ans plus tard, « dès qu’elle s’est sentie prête », détaille Fernand Ernster. Nicolas Henckes avance ses qualités humaines: « Très franche, très directe. Elle dit ce qu’elle pense. On n’est pas d’accord sur tout. Mais à la fin d’une discussion, on sait où on en est », analyse l’ancien fonctionnaire patronal. 

Carole Muller se montre humble, met en valeur le « travail de fou » accompli par son prédécesseur sur ses huit ans de mandat. Son objectif en tant que présidente consiste, au moins dans un premier temps, à rencontrer les 22 fédérations, connaître leurs problématiques et à développer à l’intérieur de la CLC de nouvelles fédérations. « On a des membres qui ne sont pas fédérés » autour de leur communauté d’intérêts, dit-elle. Or, l’expérience de la pandémie a enseigné que l’union fait la force. « Il est primordial d’avoir des organisations patronales fortes et actives pour que, nous, en tant que chefs d’entreprises, on se concentre sur le business opérationnel », dit-elle. Carole Muller plaide pour des « échanges constants et réguliers » avec les différentes parties, à l’instar du dialogue nourri entre les partenaires sociaux lors du Grand Confinement en 2020. « Peu de gouvernements ont réagi aussi vite et fort » pour les aides, remarque l’entrepreneure, alors à la baguette avec Fernand Ernster pour faire valoir les besoins. Dans cette logique, elle préconise des discussions en amont avec les entreprises pour trouver des solutions aux problèmes identifiés, le cas échéant avec les ministères. « Il faut des fédérations fortes pour discuter de ces problématiques », conclut celle qui, de part son statut de vice-présidente de l’UEL (Union des entreprises luxembourgeoises) acquis de facto suite à sa nomination à la CLC, participera aux réunions tripartites. Celles-ci seront plus féminines que jamais avec Nora Back (OGBL), Michèle Detaillle (UEL), Yuriko Backes (ministre des Finances, DP), Corinne Cahen (ministre de la Famille, DP), Paulette Lenert (vice-Premier ministre, LSAP) et Carole Muller parmi les protagonistes.

Pierre Sorlut
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