Réorientation Jeff a travaillé pendant douze ans comme serveur, puis comme chef de rang, dans divers restaurants de Luxembourg. Aujourd’hui, il vend des meubles dans un magasin spécialisé, en périphérie de la capitale. « Pendant la période de fermeture des restaurants, je me suis dit que c’était le bon moment pour changer. Le chômage partiel me donnait le temps de réfléchir à une nouvelle orientation », rembobine-t-il. « Finalement, le service et la vente, ce sont des métiers assez proches où le contact avec le client est le plus important. Une courte formation a suffi pour acquérir les bases des connaissances techniques. » Aujourd’hui, Jordi remplit les rayons dans un supermarché. Dans le monde d’avant, il était commis de cuisine : « Je gagne toujours le salaire minium, mais je ne travaille plus le soir et seulement un week-end par mois. » Claire est caissière dans le même supermarché. Elle œuvrait comme femme de ménage dans un hôtel. Paul a quitté son poste de chef de cuisine, « pourtant bien payé », pour préparer les repas dans une maison de soin. « On parle de métier passion, mais la passion finit par s’émousser quand les contraintes prennent le dessus ». Il avoue que la créativité et la qualité des produits lui manquent, mais « le Covid m’a rappelé que j’avais une vie de famille et à quel point c’était satisfaisant de manger tous les soirs avec ma femme et mes enfants. » « Quand vous êtes habitué à travailler tous les soirs, et que vous vous retrouvez pendant plusieurs mois à la maison, vous réalisez qu’une autre vie est possible », résume Farid, qui a remplacé l’emploi du temps chaotique de pizzaiolo les horaires bien réglés de la SNCF (de l’autre ^c^ôté de la frontière).
2 000 salariés ont quitté le secteur Horeca pour se tourner vers des domaines moins contraignants que ce soit dans la logistique, la vente, l’immobilier, la restauration collective, l’industrie ou l’informatique, quand ils sont pas simplement repartis dans leur pays d’origine. Certes, le manque de bras dans l’Horeca n’est pas nouveau. Mais, la crise sanitaire a fait office de goutte d’eau dans un vase déjà bien rempli des difficultés traditionnelles du secteur : horaires en coupure, avec les soirs et les week-end, salaires peu attractifs, travail physique, manque de reconnaissance et de perspectives. « Il va falloir se rendre compte que les gens ne sont plus corvéables à merci, pour le salaire minimum », martèle un cuisinier qui vient d’aligner deux longues semaines de travail sans jour de repos, faute d’un remplaçant. Ce déséquilibre croissant entre exigences de flexibilité et montant des salaires a motivé beaucoup de départs. « On est passé de 20 500 salariés dans le secteur en 2020 à 18 500 aujourd’hui. Même s’il y a des établissements qui ont fermé, d’autres ont ouvert », calcule François Koepp, secrétaire général de la Fédération Horesca.
Maintenant que l’activité à repris (même si l’hôtellerie est encore un peu en retrait et que le télétravail touche encore certains restaurants, le midi), les professionnels de la restauration et de l’hôtellerie peinent à recruter, notamment à l’aube de la saison touristique et des terrasses. Le nombre d’offres d’emplois pour le secteur n’a jamais été aussi haut à l’Adem. Fin mars 2022, 905 postes étaient à pourvoir, dont 581 déclarés dans le mois. Quand on sait que tous les postes ne sont pas déclarés à l’Agence, on mesure l’importance du défi. Ce sont surtout les fonctions de la cuisine (chef de partie, commis de cuisine, cuisinier et second de cuisine) et certaines fonctions de service (chef de rang et commis de restaurant) qui cherchent preuneur, un constat déjà dressé dans l’« Étude sectorielle des tendances en matière de métiers et de compétences » publiée en novembre 2021 par l’Adem. Dans ces pages, on lit : « Le secteur Horeca est un secteur d’avenir qui va continuer à se développer dans les prochaines années. Les entreprises auront besoin de main-d’œuvre et continueront à embaucher ». Ces problèmes de recrutement ne vont pas se dégonfler d’eux-mêmes surtout que « dans d’autres secteurs, la digitalisation, la robotisation et l’intelligence artificielle exigent des qualifications nouvelles, les métiers traditionnels de l’hospitalité résistent bien au changement et peuvent donc être considérés comme un repère stable dans un monde qui change. »
Vers la fin de la coupure Les maux sont donc connus, les moyens de les guérir, en partie aussi. Mais la théorie a du mal à rencontrer la pratique. « La pression est maintenant sur les épaules des employeurs, les salariés sont en position de force », constate Tom Steffen, dont le service traiteur doit décliner certaines propositions par manque de personnel. « On se doit de trouver des réponses équilibrées, à l’écoute de nos salariés, mais en tenant compte de nos contraintes ». « Il n’y a pas de recette miracle, il faut jouer à la fois sur les rythmes de travail et sur les salaires », estime Stéphanie Jauquet, à la tête des traiteurs Cocottes et des restaurants um Plateau et Tempo. Si 80 pour cent de ses 300 employés lui sont fidèles et assurent une stabilité à l’entreprise, c’est parce qu’elle offre des salaires attractifs, « avec des primes ou des heures supplémentaires payées » et qu’elle a depuis longtemps mis en place une semaine de quatre jours et demi de travail. « Pour Cocottes, la cuisine centrale tourne en horaire continu, sans soirs, ni week-end. » Le recrutement y est donc plus facile d’autant que les personnes sont peu ou pas qualifiées, et que les exigences linguistiques ne sont pas trop élevées. « C’est à nous, en tant que patron, de trouver des solutions », renchérit Thomas Murer au restaurant Am Villa à Steinfort, une situation géographique qui lui permet de recruter des frontaliers. Lui aussi offre des primes au mérite, propose des horaires « plus souples » et n’ouvre pas les jours fériés, malgré les demandes des clients.
« Avant, les gens bossaient sans compter leurs heures, pour augmenter le chiffre d’affaires sur lequel ils étaient en partie payés. Maintenant, il faut favoriser l’équilibre entre la vie professionnelle et le privé en respectant les heures légales et en proposant des horaires confortables », détaille Clovis Degrave, chef et patron de l’Hostellerie du Grunewald. Dès 2012, avant même d’avoir son propre établissement, il a des horaires continus pour ses collaborateurs, avec une équipe du matin – de 7 h à 15h30 – et une équipe du soir – de 14 h à 22h30. « Avec un week-end sur deux où ils ne travaillent pas ». Cela l’a obligé à embaucher deux personnes supplémentaires, le confort de travail remplaçant les augmentations de salaire. Même optique pour Alexandre De Toffol (Partigiano, Hertz pop-up et Bella Ciao) qui, avec des établissements ouverts tout au long de la journée, peut se permettre d’embaucher sans coupure. « Il faut être à l’écoute des demandes de notre personnel pour adapter leurs horaires à leurs besoins, même si on ne peut pas avoir des horaires à la carte pour chacun », souligne ainsi Julie Thiry pour le groupe Bon appétit (Manufacture, B13, Atelier Windsor, Hesper Park) qui fait l’expérience du service en continu dans certains restaurants. Parce qu’il a compris que « la coupure est devenue le no-go pour beaucoup de personnes, surtout pour les frontaliers qui n’ont pas le temps de rentrer chez eux entre deux services », Christophe Brejeau (Les Copains d’abord) a décidé de ne plus ouvrir que les soirs, sauf les samedis. Il a calculé que ceux qui viennent de France gagnent environ neuf heures de trajet par semaine. « Pas de bouchons, moins de stress, moins de fatigue, moins d’absentéisme, plus de motivation », aligne-t-il. Il compense la perte de chiffre d’affaires par deux services les vendredis et samedis soirs, « et ça marche ».
Avantages alléchants Si les horaires sont devenus le nerf de la guerre, cela ne suffit pas à attirer, et surtout garder, les meilleurs profils. « On est dans un secteur où le personnel claque la porte pour 200 euros de plus dans l’établissement d’à côté », soupire Frédéric Thill, responsable du recrutement pour le groupe Concept + Partners, qui compte treize restaurants. Pour fidéliser ses 200 employés, le groupe développe une culture d’entreprise forte à coup d’activités de loisirs et de sport prises en charge par l’entreprise, de visites chez les fournisseurs et de formations internes. Ainsi, le 23 mai prochain, une quarantaine d’employés se sont inscrits pour apprendre à faire des cocktails. Ils ne deviendront pas tous barman, mais auront de nouvelles compétences qu’ils pourront valoriser au sein du groupe. Mêmes possibilités chez Bon appétit qui travaille avec l’Horesca pour former aux règles d’hygiène (normes HCCP) et propose des cours de barista ou d’œnologie. Qualité des repas du personnel, fourniture et entretien des vêtements de travail, chèques cadeaux, carte d’essence et autres avantages sont ainsi mis en avant dans certaines petites annonces de recrutement. Plusieurs groupes ont développé leur propre job portal en ligne, permettant de postuler facilement. Les annonces flattent les candidats avec des arguments alléchants : « fair tip system », « young motivated team », « maison de passion avec une cuisine de caractère », « parking gratuit », « entreprise dynamique »… L’environnement de travail est encore une autre piste pour attirer les professionnels : « j’ai refait toute la cuisine pendant la fermeture pour une meilleure ergonomie : climatisation, éclairage naturel, hauteur des postes. Apporter du confort est aussi une manière de fidéliser les collaborateurs », explique Clovis Degrave. Il teste une autre piste en louant une maison non loin du restaurant. Vu les prix des loyers au Luxembourg, pour faire venir du personnel qualifié de l’étranger, il faut leur proposer des solutions de logement, ne fut-ce qu’en attendant qu’ils aient la trésorerie nécessaire pour payer frais d’agence et caution.
Fine bouche Reste une image mitigée du métier. D’un côté, des jeunes à peine sortis de l’école pensent qu’ils vont pouvoir devenir des stars façon Top chef en une année (et déchantent face à la dureté du métier). D’un autre, on est encore dans l’image « si tu rates à l’école, tu bosseras dans un resto ». Ni l’un ni l’autre ne sont vrais. « Il serait temps que les pouvoirs publics fassent un effort pour valoriser les métiers de bouche, sans non plus les idéaliser (c’est également valable pour beaucoup de métiers de l’artisanat, en pénurie de main d’œuvre également). Il faudrait des campagnes d’information qui envoient des messages positifs », suggère Eddy Baillif en charge du secteur Horeca chez Adecco chez qui « des dizaines » d’offres ne sont pas satisfaites. Il insiste sur le vivier que représente les jeunes. L’école hôtelière de Diekirch (EHTL) forme 300 élèves par an. Il en faudrait le double pour répondre aux besoins du marché, car beaucoup ne restent pas au Luxembourg ou s’orientent vers la restauration collective. « Il faut bien dire aux jeunes qu’avec une formation en cuisine, en service ou dans les métiers de l’hospitalité, ils trouveront toujours du travail et partout dans le monde », insiste Michel Lanners, directeur de l’EHTL qui planche sur une deuxième école à Sanem.
En dehors de ces jeunes compétents, les patrons de restaurant ne peuvent pas faire la fine bouche et se tournent vers des personnes non qualifiées, qu’ils devront former. Alexandre De Toffol lève les yeux au ciel : « On est face à des gens qui ne vont jamais au restaurant, ne connaissent absolument pas les codes, n’ont jamais commandé une bouteille de vin, ne savent pas ce qu’est une chambre froide ou une crème pâtissière. Mais c’est mieux que rien : s’ils ont une bonne attitude, on les forme. » Dans son analyse sectorielle, l’Adem relève que les offres d’emplois demandent autant de « savoir être » que de « savoir faire » : aptitude aux changement, orientation client, flexibilité. Des valeurs plus difficiles à acquérir que les connaissances professionnelles qui peuvent en partie être apprises sur le terrain. Aussi, des formations courtes, axées sur les compétences techniques, devraient permettre de dresser des passerelles avec d’autres secteurs.