Soudain, il était là, à l’antenne, et au début, on croyait s’être trompé de chaîne. C’était il y a six ans, début 2004, et Nico Graf débarquait à l’antenne de RTL Radio Lëtzebuerg, après presque trente années passées en Allemagne, pour des études de langues à Sarrebruck d’abord, puis pour le boulot, des emplois de journaliste et auteur indépendant pour des radios régionales à Sarrebruck, Rheinfelden ou Hambourg. Davantage que la voix, grave et rodée, et ce léger accent allemand dans sa prononciation, c’étaient ses textes qui le démarquaient du commun des journalistes locaux : une approche originale, un angle clair, des observations formelles sur le moindre fait divers que seul un regard extérieur voit encore et une passion indéniable pour la langue et les mots... C’est qui lui ?
Lorsqu’il débarque, il a 49 ans ; ses nouveaux collègues, dont certains ont la moitié de son âge, regardent forcément cet extraterrestre en chiens de faïence. D’autant plus qu’on le disait protégé par Jean-Claude Juncker himself. Wikipedia certifie au moins une scolarité commune des deux hommes à Clairefontaine, mais lui n’en parle pas, comme si le sujet était tabou. Puis Nico Graf, encouragé par Marc Linster, le rédacteur en chef de l’époque, écrivait son premier commentaire, c’était en mars 2004, sur le concept de planification territoriale IVL, et cela allait devenir sa marque de fabrique. Dat seet een net est le titre de son recueil de commentaires datant de ces six années et qui vient de paraître aux éditions Ultimomondo – la maison de Guy Rewenig, ce n’est pas un hasard. Les deux hommes partagent l’approche d’une critique idéologique plus ou moins radicale du Luxembourg – tout comme Jay Schiltz, rédacteur en chef de Radio 100,7, commentateur politique acerbe et auteur (et acteur) de cabaret, avec lequel les deux premiers organisent des lectures publiques dans le cadre de la tournée Tour de Lüx, orchestrée par Ultimomondo pour son dixième anniversaire.
Nico Graf est un auteur, cela ne fait pas de doute. Le Luxemburger Autorenlexikon du Centre national de littérature le montre jeune, en page 214, liste ses recueils de poèmes et de textes publiés dans les années 1980 à 1990, d’abord chez Binsfeld, du temps de Rolphe Ketter, puis chez Phi, du temps de Francis van Maele. Et il devient alors clair que le journalisme, ce prolétariat de la littérature, est pour lui avant tout écriture, que le texte, le mot comptent plus que tout. Sa formation classique et littéraire lui a fourni les outils pour l’écriture, l’expérience journalistique dans le feuilleton, mais aussi des rubriques plus prosaïques comme le fait divers, l’observation, la remise en question de ce qui paraîtrait évident, la mise en abyme.
Alors il raconte la grande histoire par les petites, les anecdotes, dans lesquelles il n’hésite pas à dévoiler des détails très personnels sur lui et sa famille, ses enfants, le décès de son père, la montre de son grand-père, son enfance au Senningerberg. C’est probablement une des raisons de sa popularité : il donne à l’auditeur des clés de compréhension, aussi en lui permettant de s’identifier à l’histoire qu’il est en train d’écouter, et vulgarise en même temps des thèmes complexes comme la crise des subprimes ou les enjeux des prochaines élections. La mythologie et la bible, les croyances païennes et Roland Barthes ne sont jamais loin – au point que les métaphores, parfois, risquent d’étouffer l’objet du commentaire.
D’ailleurs, sur le spectre politique, on aurait du mal à situer le commentateur Nico Graf. Affirmant qu’il en avait « marre des dogmes » lorsqu’une grande partie de l’intelligentsia de sa génération s’est tournée vers l’extrême-gauche dans l’euphorie post-soixantehuitarde, il se situe un peu entre deux eaux. Résolument du côté des « petites gens » (les prolétaires) qui se font exploiter par « les gros » (le capital et le pouvoir), il ne prend pas partie pour un camp politique plutôt qu’un autre – et il est vrai que « JCJ » comme il l’appelle, ne s’en tire pas mieux que les autres membres du gouvernement par exemple. Sa critique est plutôt celle d’un Zeitgeist et égratigne les mythes fondateurs du grand-duché – la figure de la femme, mère et sainte, Muttergottes et Gëlle Fra, et celle de l’homme, Charly Gaul et Gaston Thorn ; l’Arbed ; l’Église catholique ; le complexe d’infériorité du micro-État ; le poids de la mémoire de la deuxième guerre mondiale ; la coalition de centre-gauche des années 1970 ; le matérialisme et le rêve des trois voitures ; les frères Schleck et le CSV... Il accuse le monde tel qu’il va de broyer ceux qui l’habitent et le prouve parfois en pointant un épiphénomène qu’on aurait peut-être tendance à trouver futile, mais qui s’avère pertinent. Il dit de lui-même qu’avant, il avait la rage, « Roserei an der Panz » pour écrire, mais qu’à force, aujourd’hui, il note sans cesse ce qu’il voit et considère désormais un commentaire comme un texte qui doit surtout fonctionner.
Puis il y eut un deuxième élément constitutif de la notoriété de Nico Graf, qui fait que, parmi plusieurs centaines de journalistes actuellement actifs au Luxembourg, il se soit fait un nom ; c’est l’affaire Bommeleeër. C’est là encore une fois Marc Linster qui lui proposa de travailler avec Marc Thoma, déjà investigateur notoire à la télévision, sur un dossier pour le vingtième anniversaire de cette série d’attentats à l’explosif du milieu des années 1980, un des mythes noirs du pays jamais élucidés jusqu’à présent. « Je n’y connaissais rien à l’époque, concède-t-il aujourd’hui, j’étais en Allemagne quand cela s’est passé ! » Ce qui l’intéressa alors, c’était l’approche tri-médiale de RTL : combiner télévision, radio et Internet. Alors il descendit dans les archives sonores, un travail de longue haleine qui se fait assez rarement au Luxembourg. Et soudain, à force de rechercher et de fouiller, d’interroger et de répéter, les deux journalistes d’investigation avancèrent, découvrirent de nouvelles pistes, de nouvelles sources, des témoins inconnus jusque-là – et obtinrent même des informations utiles à la procédure judiciaire. Qui fut relancée grâce à ce travail journalistique – qui peut en dire autant de sa carrière ? Dans le recueil de commentaires de Nico Graf, l’affaire Bommeleeër prend une place importante. Pour ce qu’elle dit sur le pays. Et au moins autant pour ce qu’elle en cache.