Le mythe veut que l’écrivain/e soit un génie, une sorte de damné, une âme perdue entre tous les excès, femmes, drogues, alcool, disparaissant parfois dans les méandres de la vie interlope pour réapparaître par la suite avec, sous le bras, un gros manuscrit du roman ultime qui changera la face du monde. Au cinéma actuellement, Michael Grandage dépeint ainsi Tom Wolfe en Genius caricatural, qui n’aurait été mené vers la gloire que grâce au travail éditorial sans concession de Max Perkins. Parce que Perkins le fit travailler et retravailler ses textes, corriger, condenser, reformuler.
L’exposition Korrekturspuren – Traces de correction, que le Centre national de littérature a organisée pour son vingtième anniversaire, raconte exactement la même histoire. Le mythe en moins. « La création littéraire est souvent entourée d’anecdotes variées, liées à l’ingestion de stimulants, de l’alcool ou des drogues par exemple, ou à des états extrêmes, notamment la faim ou la dépression, écrit Claude D. Conter, le directeur du CNL et commissaire de ce projet d’anthologie. Pourtant, c’est, avant toute chose, une dose non-négligeable de travail qui conduit une idée jusqu’à sa concrétisation littéraire. Certains auteurs esquissent des plans de progression minutieux ; d’autres déclinent les croquis de personnages et de lieux d’action, élaborent des variantes, ou déplacent des paragraphes ; d’autres encore, suivant une démarche moins radicale mais non moins éprouvante, modifient en détail langue et style ». Pour suivre à la trace les différentes méthodes de travail, les collaborateurs du projet, surtout la vingtaine d’auteurs de l’impressionnant catalogue qui accompagne l’exposition, se font détectives, cherchant la moindre modification, les notes, les bribes de textes ou les ratures, les annotations, et les indications sur les sources des changements d’une œuvre.
Pour l’exposition, Gast Grober, Georges Hausemer, Rafael David Kohn, Nathalie Ronvaux et Nora Wagener (un bon équilibre hommes / femmes, auteurs d’un âge certain et jeunes pousses, à souligner) ont été invités à raconter leurs méthodes de travail par textes et objets. Dans les vitrines, on retrouve ainsi leurs manuscrits, tapuscrits corrigés, carnets de notes, mais aussi les moindres objets, tickets d’entrée ou de voyage leur aidant à échafauder leur histoire et de la raconter avec le plus de détails possibles. « L’écriture d’un texte débute, à mon sens, en dehors de son support », estime Nathalie Ronvaux, qui commence toujours avec une accumulation de notes, d’esquisses et de flèches. « Die Korrektur treibt das Schreiben voran, das Schreiben die Korrektur », raconte, pour sa part, Nora Wagener. « Ein komplexer Vorgang, der zu einem gewissen Maß außerhalb unserer Kontrolle liegt. Und genau darin liegt ja auch ein Teil der Faszination am Schreiben. » Là où Georges Hausemer garde et compile tout ce qu’il trouve lors de ses voyages – aux bouts de papiers et aux notes se sont ajoutés les photos et les documents sonores –, avant d’écrire au calme, une fois revenu à la maison, Rafael David Kohn raconte les multiples versions de son écriture et Gast Groeber la relation complexe d’attraction / répulsion d’un auteur avec ses textes, qui lui deviennent étrangers une fois lâchés dans le monde libre du marché littéraire. Outre les textes originaux, le CNL expose toutes sortes d’objets, comme notamment les carnets de notes, dans les vitrines lénifiantes des premières salles.
Suivent ensuite les vitrines consacrées aux autres auteurs sur l’œuvre desquels se sont penchés les collaborateurs scientifiques de l’exposition : Alexander Weicker ou Joseph Noerden, Lex Jacoby ou Léopold Hoffmann, Jean Krier, Jean-Paul Jacobs, Roger Manderscheid ou Gilles Ortlieb (presque que des hommes ici, à l’exception de José Ensch). Le travail d’enquête sur leur méthode de travail et leurs sources d’inspiration, leurs amis et leurs soutiens professionnels ne sont possibles que grâce aux fonds d’archives du Centre national de littérature, ou, si les auteurs vivaient encore lors de la rédaction des analyses, leurs archives personnelles. Ici, l’exposition pèche (à nouveau) par une sacralisation parfois excessive d’objets intimes (les lunettes de Léopold Hoffmann...), ce qui est peut-être aussi dû à la scénographie, ces vitrines aux spots puissants donnant un air précieux au moindre bout de papier.
C’est surtout grâce à la lecture du catalogue et de ses nombreux documents rares – les lettres de soutien du critique Michel Raus pour trouver un éditeur allemand pour l’œuvre de Lex Jacoby, par exemple à son ami Günter Grass ; les dessins de Roger Manderscheid, les beaux carnets richement illustrés de Gilles Ortlieb, le chaos structuré des notes de Jean-Paul Jacobs –, que l’on saisit l’ampleur de la recherche pour ce projet et l’importance de la scène littéraire autochtone et de ses principaux auteurs. Même s’il y a certains illustres absents (l’exposition n’a pas pour ambition d’être exhaustive), le projet est comme un condensé du travail du Centre national de littérature : collectionner, archiver, classer et analyser les œuvres et le travail de leurs auteurs. Le diagramme préparatif de la société qui a réalisé le site internet du Autorenlexikon (lexique des auteurs), affiché dans la dernière salle de l’exposition à Mersch, est proprement étourdissant par sa complexité.
Par contre, à part sur la dernière de couverture du catalogue réalisé par Rose de claire, qui, par sa mise en page, reprend le suivi des corrections automatiques sur format Word, les changements profonds qu’implique la numérisation ne sont guère discutés ici. Pourtant, les courriels envoyés n’ont pas la même valeur qu’une lettre manuscrite, et ne sont, la plupart du temps, même pas archivés, mais disparaissent lors du premier crash de l’ordinateur. Idem pour les corrections, qui ne sont plus forcément réalisées à la main, mais directement à l’écran, supprimant l’état antérieur d’un texte. Les traces de correction risquent donc de se faire de plus en plus rares, le travail des archivistes et de ceux qui travaillent sur ces archives devenant de plus en plus difficile – ou peut-être juste différent. L’exposition à Mersch, avec ses objets et ses documents, ses photos, livres dédicacés, extraits de journaux jaunis, enveloppes manuscrites et richement décorées de timbres exotiques ou cartes postales personnelles fleure donc aussi un peu la nostalgie du temps où l’écrivain produisait encore des souvenirs à la pelle. Dans vingt ans, on visitera peut-être des archives numériques en-ligne, avec hyperliens et histoires interactives.