Grâce à la résistante Alice Gales, Joseph Springut et sa famille ont réussi à s’enfuir en 1942 vers la Belgique, où un électricien bruxellois, Marcel Lecoq, les a cachés jusqu’à la Libération. Mais de retour au Luxembourg, le commerçant juif, dont 47 membres de la famille furent déportés par les nazis, fut calomnié par la Sûreté et interné sur ordre du ministre socialiste Victor Bodson comme prétendu espion allemand. « Les nazis avaient eu besoin des agents de la Sûreté pendant la guerre et les avaient intégrés dans leur Kripo. Le ministre de la Justice Bodson avait besoin d’eux après la guerre », écrit Denis Scuto (p.174). La Sûreté était le précurseur du Service de renseignement.
Le calvaire des Springut est une des histoires les plus ahurissantes que l’historien raconte dans Chroniques sur l’an 40, un recueil d’une vingtaine de chroniques publiées dans le Tageblatt. Il y a aussi celle de Samuel Grossvogel, un survivant de la Shoa, auquel le Premier ministre chrétien-social Pierre Dupong a refusé le retour au Luxembourg où il avait vécu depuis 1923 sans en avoir la nationalité. Denis Scuto présente la liste de 480 « Juden polnischer Abstammung » remise par la Commission administrative au Chef der Zivilverwaltung et retrouvée par l’auteur aux Archives nationales à la fin de l’année dernière. Il raconte l’histoire du Conseiller de gouvernement Louis Simmer, qui, en tant que membre de la Commission administrative instaurée par la Chambre des députés et le Conseil d’État, a organisé la traque aux écoliers juifs comme cadeau de fiançailles à l’occupant. Il a échappé à toute sanction après la guerre grâce à une « justice de classe » (p. 22) et « son influence, ses contacts dans le parti de la droite » (p. 87).
Au moment de la création controversée d’un Institut d’histoire du temps présent, les chroniques de Denis Scuto sont aussi une réponse au « Rapport Artuso » commandité par le Premier ministre chrétien-social Jean-Claude Juncker en 2013 et remis en 2015 au Premier ministre libéral Xavier Bettel pour un exercice douteux d’excuses. Elles comblent certaines lacunes de ce rapport qui charge la Commission administrative pour décharger le gouvernement en exil sans s’attarder au double jeu des classes dirigeantes qui ne voulaient plus répéter l’erreur commise en 1914 et ont réussi avec brio la restauration politique après la Libération.
À l’instar du rapport de Vincent Artuso, les chroniques de Denis Scuto se concentrent sur la collaboration de l’administration luxembourgeoise à la persécution des juifs, un sujet que les deux historiens veulent approfondir dans le cadre d’un projet de recherche commun qu’ils ont présenté la semaine dernière. Mais en faisant abstraction des fondements politiques et économiques de la collaboration ainsi que de la persécution des opposants politiques, indépendamment des régimes, les historiens risquent d’expliquer la persécution des juifs par l’antisémitisme, par un pléonasme bienvenu.