S'il y a un chapitre de notre histoire nationale qui bénéficie d'une littérature abondante - en fait, c'est celui sur lequel il existe le plus de publications - c'est bien celui de l'occupation allemande de notre pays avec en particulier l'enrôlement forcé de 14 782 jeunes Luxembourgeois dans l'armée allemande; 3 208 y laissèrent leur vie pour une cause qui ne fut pas la leur. Les survivants demeurèrent traumatisés à vie et plus d'une centaine d'entre eux nous ont laissé leurs témoignages écrits. Héritage précieux, ces publications méritent une place de choix dans nos bibliothèques et dans nos coeurs et font partie de notre patrimoine national.
Et voici qu'un nouvel ouvrage vient s'ajouter à cette longue liste et qui est dû à la plume d'un professionnel de l'écriture, un homme qui a connu la gloire et le pouvoir, qui pendant de longues années a été à la tête du plus puissant groupe de presse du pays, dont il a encore su consolider et étendre l'influence, il s'agit, vous l'aurez deviné, du chanoine André Heiderscheid.
André Heiderscheid, classe 1926, a entamé en juillet 1944 à peine âgé de 17 ans, le parcours "classique" de l'enrôlé de force: Heimatflak, Reichs-Arbeitsdienst (R.A.D.), Wehrmacht.
Dans ce livre, ce n'est pas le journaliste engagé qui parle, non, c'est l'homme tout court qui se souvient de sa jeunesse gâchée par un occupant monstrueux. À l'automne de sa vie, le chanoine Heiderscheid revit le chemin parcouru, un véritable chemin de croix, où tant de ses amis d'enfance et camarades de classe ont disparu. L'auteur trouve le ton juste pour décrire ces années qui l'ont fortement marqué.
Le chanoine et les Allemands
Le moins qu'on puisse dire, c'est que le chanoine Heiderscheid n'aime pas les Allemands et il n'emploie pas la langue de bois pour le dire. Pour, lui, l'action criminelle d'imposer le service militaire obligatoire allemand aux jeunes Luxembourgeois n'est pas le fait du seul Gauleiter Gustav Simon et de son sbire, le traître Damian Kratzenberg, mais ce crime est imputable à toute l'Allemagne du Troisième Reich, sans oublier la Wehrmacht, et aux pangermanistes qui s'agitaient déjà avant l'existence des nazis. Et de repousser avec vigueur les déclarations de l'ancien ministre des Affaires étrangères allemand Klaus Kinkel qui parlait de simple soumission (Unterdrückung). Non, c'est de l'asservissement de tout un peuple qu'il s'agit, d'une petite nation souveraine et neutre au mépris de toutes les règles de droit international. La situation n'est pas comparable avec l'Alsace-Lorraine et la région belge d'Eupen-Malmédy, également incluses dans les mesures du service militaire obligatoire; ces régions avaient, en effet, fait partie du Reich allemand jusqu'en 1918 et la mesure y trouvait un semblant de justification, ce qui n'est pas le cas pour le Luxembourg.
André Heiderscheid ne veut pas rouvrir de nouveaux fossés ni prêcher la haine éternelle, mais il ne faudrait pas, au nom d'une nouvelle amitié ou de simples relations de bon voisinage, escamoter la vérité historique et le droit. Et à ceux qui au nom de l'Europe seraient tentés de tirer un trait final sous ce passé gênant, Heiderscheid répond que précisément, on ne peut pas faire l'impasse sur notre passé. Heiderscheid regrette également que l'Allemagne démocratique qui a succédé au Reich allemand n'ait à ce jour présenté des excuses convenables pour ce crime imprescriptible.
Contre l'oubli
Aussi, le livre de Heiderscheid est-il un plaidoyer vibrant contre l'oubli. Comme un fil rouge, cet appel incantatoire est répété sur tous les tons : non et non, il n'était pas permis - non licet - que l'Allemagne commette cet abominable crime à l'égard de la jeunesse luxembourgeoise, non et non, il ne faut pas que les générations présentes et celles qui nous suivent oublient !
De mars à juillet 1944, André Heiderscheid est affecté, comme auxiliaire de la Flak, à une batterie anti-aérienne installée autour des étangs de Lallingen. Le service est plutôt bon enfant, fait penser à un camp scout avec une touche d'atmosphère guerrière.
Le 12 juillet 1944, les choses deviennent plus sérieuses. 1 200 jeunes gens sont embarqués à la gare de Luxembourg pour accomplir le service du travail obligatoire (RAD) à l'Est. Il apparaît aujourd'hui incompréhensible que ces jeunes n'aient pas tenté de se soustraire à cet engagement. Les Anglo-Américains avaient débarqué en Normandie, à l'Est, les Russes se rapprochaient de la frontière allemande et au sein du Luxembourg occupé, les collabos commençaient à raser les murs. Mais les nazis étaient encore omniprésents et capables d'exercer des représailles à l'égard des familles des récalcitrants et, après tout, songeaient Heiderscheid et ses compagnons d'infortune, ce n'était "que" le RAD et en trois mois beaucoup de choses pourraient se passer: le RAD serait peut-être une bonne planque. Hélas, à la fin du service au RAD, le Luxembourg était déjà libéré et les jeunes gens, piégés, passèrent directement des travaux des champs et exercices para-militaires aux vrais jeux de guerre à la caserne et au front.
Unsere "Heroen"
Entre-temps, les jeunes Luxembourgeois ont fait leurs premières expériences avec les gradés allemands, brutaux et stupides. Un incident marquera à tout jamais le jeune Heiderscheid. Au cours d'une séance de propagande, un officier SS tente de recruter des volontaires pour les Waffen-SS, unités d'élite de l'armée allemande. Non seulement l'officier échoue dans sa tentative, mais bien plus, la séance de recrutement se transforme en manifestation patriotique luxembourgeoise. Les "meneurs" sont arrêtés et livrés à la Gestapo, on ne connaîtra leur sort qu'après la guerre. Sur quatre "meneurs", tous des garçons de 19 ans, amis d'enfance et/ou compagnons de classe d'André Heiderscheid, un seul survivant, Jean Majerus d'Esch, qui survécut à l'enfer de Mauthausen; ce "déserté de la mort" apporte un bouleversant témoignage. Les trois autres n'ont pas eu cette chance. Roger Mergen, garçon-boucher, meurt d'épuisement le 15 avril 1945 au camp de Ebersee; Nicky Grashoff et Jeannot Peffer sont libérés au camp de Gusen II, un camp-annexe de Mauthausen, mais n'ont plus la force de rentrer au pays et meurent d'épuisement à l'hôpital. En parlant d'eux, Heiderscheid les nomme "unsere Heroen", évitant le terme allemand de "Helden".
Le livre, richement et judicieusement illustré, comprend de nombreux témoignages inédits, qu'on lit, la gorge serrée d'émotion. Non, toutes ces horreurs n'étaient vraiment pas admissibles, non licet!
Les événements de guerre, concomitants à la période passée par Heiderscheid à la Flak et au RAD font l'objet d'un chapitre spécial.
Le livre comprend également deux annexes, l'une consacrée aux massacres de Slonsk, où les Allemand assassinèrent dans la nuit du 30 au 31 janvier 1945 plus de 800 détenus, dont 91 Luxembourgeois; l'autre, une chronologie de la résistance contre Hitler de 1933 à 1945.
Un deuxième volume sur la période où André Heiderscheid fut enrôlé de force et prisonnier de guerre est en préparation.
André Heiderscheid: Zwangsrekrutiert. Das deutsche Verbrechen an der Luxemburger Jugend.Ein Buch wider das Vergessen. St. Paulus-Verlag, Luxemburg, 2000. 223 Seiten, 1400 Franken, ISBN 2-87963-344.3