Deux gens de théâtre discutent. L'un a l'habitude de créer de la vie à partir d'un texte, l'autre apprécie, juge, soupèse. Frank Hoffmann, un maître de la mise en scène, se fait interviewer par Corina Mersch, une papesse de la critique théâtrale. Elle, très érudit, pose des questions intelligentes, lui, timide, qu'on imagine aisément avec tout son corps en retrait, son regard en biais, donne ses réponses avec beaucoup de circonspection. "Si je balbutie - comme je le fais souvent - si je m'exprime avec hésitation, alors les mots que j'emploie ont la même force que l'hésitation. C'est tellement difficile de dire, de nommer la réalité telle qu'on la sent, de transmettre une idée qu'on n'a pas encore réussi à formuler," explique-t-il, hésitant comme toujours.
Le théâtre va mal, au Luxembourg. Non pas qu'il n'y ait pas de talents, du côté des acteurs, des metteurs en scène, des décorateurs et autres techniciens, mais parce qu'il ne se réfléchit guère. Tout se passe comme si la critique était morte, ou du moins agonisante, se limitant à des compte-rendus. Les commissions de programme des théâtres municipaux empirent dans leur fonction "armoire à balais" des partis politiques, où ces derniers placent les candidats malheureux aux dernières élections municipales et autres retraités ayant un mérite quelconque. Forcément, c'est Molière qu'ils préfèrent. Et l'été s'annonce encore plus morne, tout le monde part à Avignon, les autres font dans le pur divertissement.
Dans ce paysage dévasté, Une histoire sans fin - dialogues avec Frank Hoffmann, le petit livre de Corina Mersch qui vient de paraître aux éditions Phi, est comme une lueur. Parce que, soudain, y sont posées des questions essentielles sur la vie et la mort d'un spectacle théâtral. Une véritable passion charnelle semble posséder Frank Hoffmann à chaque fois qu'il se confronte à un texte, à l'univers d'un dramaturge et de l'histoire qu'il décrit. Comment représenter le monde, dire les horreurs, approcher la réalité sur quelques mètres carrés de plancher en bois ? Frank Hoffmann sent "toujours la pression énorme des événements" et estime que "plutôt que de vouloir copier la réalité, il faudrait réfléchir davantage à tout ce qui paraît injouable". Autant de questions essentielles, qu'il semble loin d'avoir résolues.
On le croyait surtout un metteur en scène visuel, sachant créer des tableaux post-modernes sur scène qui vous en mettent plein la vue, on découvre que sa passion pour les acteurs est sans limites, qu'il adore ses interprètes, qu'il cherche à les valoriser. De les choisir minutieusement aussi : "Quand je fais mes distributions, je recherche toujours des personnalités fortes, et non pas des acteurs simplement virtuoses." Forcément : Maria Casarès, Thierry van Werveke, Josiane Peiffer, Dominique Pinon, Ulrich Kuhlmann, André Jung, Timo Berndt, Marie-Paule von Roesgen, Isabelle Bonillo... autant de personnalités fortes qui ont marqué, voire porté ses pièces. "L'acteur, dit-il, ne joue que ce qu'il est capable de jouer, mais il ne sait pas de quoi il est capable, et c'est au metteur en scène de le lui apprendre." Frank Hoffmann s'applique donc à déceler le vécu des acteurs afin de pouvoir l'exploiter.
Ce n'est qu'en lisant ce dialogue que l'on se rend compte à quel point la création théâtrale est douloureuse pour Frank Hoffmann. Surtout à partir du moment où le contrôle lui échappe : lorsque les acteurs, au lieu de dialoguer avec lui, de jouer pour lui, de chercher son regard à lui, le trompent en quelque sorte avec le spectateur. Il se sent alors "comme une orange pressée", superflu et comme dévalisé. Il a appris à lâcher prise de "son bébé", même si le "baby blues" reste. Et le regret de cette petite mort chaque soir, cet éternel rappel de l'éphémère de son art. La difficulté d'assumer le jugement des critiques.
On découvre toutefois aussi un Frank Hoffmann plus serein, plus mûr dans ce livre. Les accents des acteurs ne le gênent plus, ses ambitions d'omniscience et de perfection s'amoindrissent. "Quand j'étais jeune et ambitieux, je n'acceptais guère ce jeu périlleux du partage, parce que j'avais peur. Les gens méfiants ou peureux restent toujours sur leurs position. J'avais peur de ne pas être le démiurge, le Créateur omniscient."
Si sa mise en scène de la Tempête de Shakespeare prenait des airs de testaments d'une période, on attend avec impatience la suite.
Corina Mersch : Une histoire sans fin, dialogues avec Frank Hoffmann ; Amphitheater n° 55, éditions Phi ; 102 pages, 275 francs