David Lynch occupe une place à part au sein de l’industrie cinématographique. Il est en effet l’un des rares réalisateurs à pouvoir jouir d’une liberté de création presque totale tout en bénéficiant de la plupart des canaux de diffusion disponibles sur le marché des films (internet, série TV, salles de cinéma et DVD). Diplômé de l’école des Beaux-arts de Philadelphie, c’est par les arts plastiques que Lynch aborde le medium cinématographique, et qu’il se distingue au point d’avoir « carte blanche » pour la réalisation de l’inclassable Eraserhead (1977). Autant les expérimentations plastiques abondent dans ce premier long-métrage, autant celles-ci seront-elles plus classiquement contenues dans le film suivant, Elephant Man (1980), grâce auquel il accède à une renommée internationale. D’un film à l’autre, ce sont tantôt les expérimentations formelles d’Eraserhead, tantôt les conventions narratives qui l’emporteront (Elephant Man ; The Dune, 1984 ; The Straight Story, 1999), quand ces deux tendances ne sont pas tout bonnement réunies au sein d’une même œuvre filmique (Mulholland Drive, 2001 ; Inland Empire, 2006). C’est dire si Lynch est capable de tous les écarts, ayant su s’appuyer sur le succès d’Elephant Man pour livrer des productions toujours plus audacieuses artistiquement.
Comme les toiles de Francis Bacon, les films de Lynch offrent au spectateur d’intenses expériences sensorielles. On en sort rarement indifférent, ni indemne. Ce sont des rêves qui s’abîment dans les profondeurs de la nuit, nuit du trouble érotique comme de la psyché humaine. Une voie hypnagogique ouverte par Blue Velvet (1986) et Wild at Heart (1990), puis approfondie avec The Lost Highway à la fin des années 1990. Des forces maléfiques et bénéfiques s’affrontent par le biais des actions humaines. Dans Blue Velvet, un psychopathe incarné par Dennis Hopper menace l’idylle adolescente formée par les deux acteurs fétiches du cinéaste, Laura Dern et Kyle MacLachlan. Dans l’orgiaque Wild at Heart, ce sont les excès d’alcool, de sexe et de violence d’un Nicolas Cage en roue libre, prêt à tout pour garder sa belle auprès de lui. C’est la nuit enfin dont se pare le film noir, à commencer par Kiss me deadly (1955), de Robert Aldrich, dont s’inspire Lynch pour l’ouverture de Mulholland Drive, hiéroglyphe dont Lost Highway vient préparer la réalisation. Celui-ci en a la noirceur, l’opacité, et les possessions amoureuses qui virent au délire paranoïaque. Il s’en distingue cependant par le traitement réservé à la métempsychose, inspiré de la Métamorphose (1915) de Kafka et de Persona (1966), fiction de Bergman centrée sur le trouble identitaire entre deux femmes. Dans Lost Highway, Patricia Arquette peut donc interpréter deux personnages à deux époques distinctes, et son compagnon changer d’apparence en cours de route. Une route infinie qui vient toujours redoubler le processus, l’avancée dans l’inconnu, le transport permanent que déploie un récit extravagant. La mort n’existe pas ici ; tout est en proie à la transformation, au dédoublement, au glissement, pour célébrer une envolée cinématographique vertigineuse.