La tchatche, en France, on la cultive en banlieue. C’est là que la parole est la plus vive, déformée et à chaque fois réinventée dans la réalité même de l’abandon ; richement imagée, elle délivre ses humeurs avec rage ou humour. Question de survie. Cette parole vivante venue des marges urbaines a créé de nouveaux mots, de nouvelles expressions. Une langue de résistance, défensive, à l’instar de l’argot, s’est forgée dans une forêt de bitume où la voie droite était perdue d’avance. Le rap la fera rimer et connaître auprès des autres classes sociales. Toute une jeunesse bougeait la tête sur les rimes de Petit frère (IAM) ou de Laisse pas traîner ton fils (NTM), où se chantaient déjà le désœuvrement, les inégalités sociales, le racisme et les violences policières. C’était les années 1990. Et l’équipe de football conduite par Zidane allait remporter coupe du monde et coupe d’Europe au terme de la décennie. Au lieu de prendre acte de la réalité sociale décrite par nos banlieusards, la classe politique n’a jamais vraiment considéré les marges. Rurales ou urbaines, leurs plaintes sont longtemps restées inaudibles. Mais les problèmes irrésolus finissent toujours par revenir et s’étendre, comme en témoigne à plus vaste échelle le mouvement des Gilets jaunes aujourd’hui.
De La Haine (1995) à Divines (2016), jusqu’à récemment Les Misérables (2019), la banlieue est devenue le décor privilégié de nombreux films de l’Hexagone. Presque un genre en soi. De nouveaux noms ont intégré le répertoire du cinéma français, comme les talentueux Abdellatif Kechiche et Rabah Ameur-Zaïmeche par exemple. Comme les rappeurs avant eux, tous deux ont fait apparaître de l’intérieur des aspects de la réalité sociale trop rarement exposés sur les écrans. C’était dans L’Esquive (2004) pour le premier, dans Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? (2002) pour le second. D’autres cinéastes ont fait depuis leur preuve, comme Jean-Bernard Marlin, auteur du fulgurant Shéhérazade (2018), où le prosaïque et la grâce se rejoignent comme dans Accattone de Pier Paolo Pasolini. Prix du jury à Cannes et représentant français aux Oscars, Les Misérables est l’événement cinématographique de cette fin d’année. Tourné dans le quartier des Bosquets, à Montfermeil, où des émeutes avaient éclaté en 2005, le film de Ladj Ly ne doit pas grand-chose au roman éponyme de Victor Hugo. Il s’agit en fait d’une fausse piste tendue au lecteur fervent. Hormis son titre, bien sûr, et le fait que Hugo écrivit son roman à Montfermeil : une anecdote malicieusement rapportée par le nouveau venu de la BAC (Brigades anti-criminalité), le surnommé « Pento », auprès duquel le spectateur découvre et parcourt le quotidien misérable de ses habitants – entre les déchets où jouent des enfants, l’embrigadement des Frères musulmans, les dealers de cam’ et des gitans très remontés... Seul un extrait au terme du film se chargera de nous rappeler l’affiliation littéraire : « Mes amis, retenez ceci : Il n’y a ni mauvais herbes, ni mauvais hommes, il n’y a que de mauvais cultivateurs ».
Entre les flics et les habitants du quartier, Les Misérables est suspendu au fil d’une relation qui est susceptible de se rompre à chaque instant. L’équilibre est fragile, périlleux, et la violence présente des deux côtés. Une hauteur de vue qui a le mérite d’écarter les écueils habituels, depuis la haine primaire envers les flics à l’idéalisation des « jeunes des cités ». En 2005, pendant les émeutes, Ladj Ly filmait sur place les arrestations policières avec sa caméra, une démarche militante inspirée du Cop Watch aux États-Unis. Un premier court-métrage verra le jour, qui servira à la réalisation d’un second, plus conséquent cette fois-ci, puisque ce sont Les Misérables dans sa version longue.
Si le récit débute à partir d’un lieu commun, la victoire fédératrice de l’équipe de France de football en 2018, l’étau finit par se resserrer, jusqu’à l’impasse terrible qui suspend le terme de l’histoire. On a vu, ces dernières semaines, des politiques s’emparer de sujets traités par des cinéastes dans le but de relayer leurs réflexions, d’avertir l’opinion publique, de nourrir les débats parlementaires, d’engager une transformation sociale. Ce fut le cas pour le dernier Ken Loach, l’émouvant Sorry we missed you (2019), sur les conditions de travail au sein des plateformes de livraison. Plus récemment, Les Misérables a fait l’objet d’une projection spéciale à l’Élysée, à l’issue de laquelle le Président Macron s’est dit « bouleversé ». Derrière les effets d’annonce, Ladj Ly poursuit sereinement son chemin, concentré sur l’école qu’il a fondée avec sa bande de potes du collectif Kourtrajmé : Romain Gavras (Le monde est à toi) et Kim Chapiron (La crème de la crème). Cette école, installée près de Montfermeil, vient d’ouvrir ses portes. Le partage, la pédagogie, c’est encore le plus sûr moyen de ne pas reproduire les erreurs des mauvais cultivateurs.