Produit par les Studios Dovjenko de Kiev, Les Chevaux de feu (1964) constitue le premier chef-d’œuvre du cinéaste soviétique Sergeï Paradjanov. Né en 1924 à Tbilissi, actuelle capitale de la Géorgie, le jeune homme se forme au conservatoire de musique de la ville avant de rejoindre, après la guerre, la fameuse école de cinéma de Moscou, où il suit les enseignements d’Igor Savtchenko et de Mikhaïl Romm. Après un premier essai intitulé Un conte moldave (1954), deux films documentaires (Dumka et Les mains d’or, 1957) seront consacrés aux arts populaires d’Ukraine, où tout se prête à ornementation – broderie, céramique, sculptures en bois, instruments de musique... La symétrie, les aplats de couleurs, comme la mise en série des motifs héritée de la culture orthodoxe, sont ici de rigueur, tels que ces éléments se retrouvent aujourd’hui encore dans les gouaches et aquarelles de Samuel Ackerman, peintre originaire de Transcarpatie. Ainsi apparaît clairement le travail préparatoire ayant mené à la réalisation des Chevaux de feu, dont l’histoire d’amour provient d’une légende bien connue des Carpates : celle d’Ivan et de Maritchka. On en a gardé trace grâce aux publications de l’écrivain-ethnographe Mikhaïl Kotsiubynsky (1864-1913), auquel le film de Paradjanov est dédié pour le centenaire de sa naissance.
Il est des artistes qui ne se contentent pas de reproduire la réalité, mais la recréent entièrement sous nos yeux d’enfant. Comme si nous assistions à la naissance du monde. Dès la séquence d’ouverture des Chevaux de feu, le monde industriel s’évanouit, et le spectateur jeté dans un temps sans âge. Seul demeure à présent le peuple sylvestre des Houtsoules, avec ses traditions pagano-chrétiennes qui ont gardé leur vitalité au cours des siècles. On y entend les sonorités envoûtantes des drimba et des trembites, ces cors à longue trompe, le craquement de la neige et du bois, la cohabitation des hommes et des animaux. Une clôture virginale qui, à l’instar des fictions d’Andreï Tarkovski, est tout à la fois poétique et critique, un ultime refuge face au régime soviétique engagé dans la voie du progrès technologique. Deux logiques contradictoires sont ainsi à l’œuvre dans Les Chevaux de feu. Au projet documentaire d’enregistrer la culture anthropologique des Houtsoules répond la logique de l’artifice, dans laquelle les procédés mis en œuvre engagent une altération profonde du matériau. Ce sont par exemple ces mouvements de caméra lyriques opérés par Youri Ilienko, ou encore lorsqu’une goutte de sang finit par envahir l’écran de rouge. De même, le naturalisme attaché à l’épreuve photographique et au plan-séquence est déconstruit par les écarts qu’offre la post-synchronisation. Les « formalistes » des années 1920, comme on les appelle malheureusement, ne sont donc pas morts. L’esprit pionnier d’Eisenstein et de Vertov se perpétue dans ces recherches qui ne sacrifient en rien le sens aux expérimentations formelles. C’est cette tendance formatrice que les autorités soviétiques tenteront d’évacuer au nom du « formalisme ». Or, c’est aussi pour ces audaces que le cinéma soviétique sera intégré au patrimoine mondial de la cinéphilie.