L’Évangile selon Matthieu (1964) est, à juste titre, l’œuvre cinématographique la plus connue – et sans doute la plus belle – de Pier Paolo Pasolini (1922-1975). Pourtant ce film religieux adapté du premier des quatre récits évangéliques faillit ne jamais voir le jour. Depuis le procès pour « outrage à religion d’État » fait à La ricotta le 7 mars 1963, la carrière de Pasolini était en effet fortement compromise en Italie. Aucune banque n’aurait accepté de financer le projet d’un cinéaste à la réputation sulfureuse, de surcroît en prise avec la justice. C’est à ce moment critique de sa carrière que l’artiste italien se rapproche d’une organisation jésuite œuvrant dans le domaine culturel, la Pro Civitate Christiana. Non seulement celle-ci sera en amont associée au tournage de L’Évangile selon Matthieu, mais la qualité de cette collaboration sera reconnue de la part d’une autre organisation catholique, l’Office Catholique International du Cinéma, qui choisira sous la présidence de l’abbé luxembourgeois Jean Bernard de lui décerner son Grand prix annuel à la Mostra de Venise (1964). En l’espace de quelques mois, Pasolini passait de la diabolisation à un statut d’exemplarité.
Pas étonnant, dès lors, que le cinéaste ait modifié le style prosaïque qu’on lui connaissait jusque-là dans ses trois premières réalisations (Accatone, 1961 ; Mamma Roma, 1962 ; La ricotta, 1963). À l’usage sacrilège du dialecte romain dans ces trois fictions se substitue, dans L’Évangile selon Matthieu, l’emploi conventionnel de l’Italien. Le milieu urbain des faubourgs romains est congédié pour celui, agraire, des Pouilles, de la Calabre et de la Lucanie, dont les vastes étendues désertiques se prêtent bien à la reconstitution palingénétique du drame chrétien. En cours de tournage, Pasolini prend conscience qu’il doit renverser son usage des techniques cinématographiques. Son recours dans Accattone à deux objectifs, le 50 et le 75 mm pour les gros plans, fera place à la longue focale et aux propriétés extatiques du grand-angle dans L’Évangile selon Matthieu. Ce sont là autant de changements techniques et stylistiques à mettre au compte de la coopération avec la Pro Civitate Christiana.
La reconnaissance par l’Office Catholique International du Cinéma de la qualité morale et artistique de L’Évangile selon Matthieu signe, in fine, la victoire des progressistes sur l’aile conservatrice de l’Église, qui avait à l’époque dénoncé le film. Si ce succès contribua à la patrimonialisation de cette œuvre, il eut pour effet aussi d’atténuer sa signification marxiste. Ce Christ interprété par un syndicaliste espagnol antifranquiste (Enrique Irazoqui) n’enjoignait-il pas les masses paysannes à prendre conscience de leur exploitation ? Cette révolution des paysans doit être mise en rapport avec le pontificat de Jean XXIII, qui représentait pour Pasolini le seul élément positif dans le domaine de la culture italienne depuis les années 1950. En dédiant ce film à « La chère, tendre, et familière mémoire de Jean XXIII », l’artiste italien souhaitait encourager l’entreprise réformiste que celui-ci avait impulsée en proclamant l’ouverture de Vatican II. En rupture avec la politique anti-communiste de Pie XII, Jean XXIII avait établi un « mouvement démocratique de rapprochement avec les ennemis classiques de l’Église », ce qui fut une « profonde révolution dans l’Église »,dira Pasolini, car de « cette expérience fondamentale, laïque et démocratique de la bourgeoisie, il y a de nouvelles réalités, il y a la réalité du socialisme ». C’est bien cet Évangile marxiste qui vient d’être désigné « meilleur film religieux » par l’Osservatore Romano, l’organe officiel du Vatican, sous le pontificat actuel de François.