On notera d’emblée le recours des architectes aux formes, aux volumes géométriques élémentaires quand il s’agit de se glisser dans un bâtiment ou un ensemble existant, de marier l’ancien et le nouveau : les pyramides de Pei dans la Cour du Louvre, aujourd’hui le cylindre de béton de Tadao Ando dans la Bourse de commerce, elle-même, il est vrai, circulaire. Un trait d’union se fait ainsi avec l’architecture du 18e siècle, un peu à la façon gigogne, l’anneau en béton venant s’emboîter de son diamètre de 29 mètres sous la coupole de verre. Et sur une hauteur de neuf mètres, pas moins, il impressionne, véritable muraille trouée çà et là de portes, avec à l’extérieur des escaliers qui montent, donnant accès à un véritable chemin de ronde.
Sept espaces s’ouvrent sur trois étages. Mais avant de s’engager dans les différentes salles, à la découverte des œuvres pour cette Ouverture, choisies dans la collection pléthorique de François Pinault, qu’on estime à quelque 10 000 pièces de près de 400 artistes, le regard est happé, s’élève vers l’immense fresque qui ceint la coupole, fait en vérité le tour du monde, chantre du progrès et du commerce sur tous les continents, dans le plus pur esprit colonialiste et impérialiste de la fin du 19e. Ils étaient cinq peintres à se partager la tâche, des toiles marouflées sur les parois, pour l’Exposition universelle de 1889. Et jusqu’au chemin de fer et bateau à vapeur témoignent, face aux autochtones, de la supériorité des Européens à costume et casque blanc.
Changement de décor, et d’attitude, on redescend au rez-de-chaussée, entre dans la rotonde, où à première vue un bloc de marbre semble ramener à une autre célébration, à l’antiquité romaine. Oui, ce sont bien les figures de L’Enlèvement des Sabines, du groupe de Giambologna, mais la sculpture est en cire, œuvre de l’artiste suisse Urs Fischer, appelée à fondre et disparaître au fils des jours et des mois ; les premiers bouts en sont déjà tombés par terre après quelques semaines. Ce n’est pas le seul, ni le moindre des paradoxes de cette Bourse de commerce, dire la vanité de toutes choses au milieu de la parade ou de l’étalage du collectionneur milliardaire.
Le pied-de-nez est presque continuel, avec Bertrand Lavier par exemple, dans les vitrines qui courent à l’extérieur du cercle, jouant de l’opposition, de la dissonance, où il arrive que les néons intervertissent tout simplement les couleurs rouge et bleue. Elle est sympa, la petite souris blanche, de Ryan Gander, dont on croit volontiers qu’elle vient de percer un trou dans le mur. Plus sérieusement, et cette partie vaut à elle seule la visite, une trentaine d’œuvres de David Hammons nous confrontent avec un art qui interpelle avec la plus grande force, dénonce, accuse ; mais l’artiste afro-américain le fait avec une telle poésie, une telle subtilité de dévoiement que le charme le dispute à la prise de conscience. C’est direct, c’est clair, en même temps cela ne manque pas d’aura, un halo est là, on ne peut plus séduisant.
Aux étages, les galeries ou salles se succèdent, s’enfilent. Au premier, avec des photographies où l’on n’est pas surpris de retrouver Cindy Sherman, l’intérêt alors l’emporte de la voir ensemble avec Michel Journiac, lui-même bien sûr, grimé, travesti, égrenant les 24 Heures de la vie d’une femme ordinaire, cela date de 1974, Journiac est mort en 1995. Dans la série de Louise Lawler, 94 photos identiques d’un gobelet en plastique, dont le titre renvoie à une triste réalité politique, Helms Amendment, où sous la photo apparaissent les noms des sénateurs qui ont voté contre un soutien des associations homosexuelles en pleine épidémie du sida, et quel étonnement d’y trouver celui de Joe Biden ; allez, on peut toujours se consoler en disant que l’espoir existe toujours qu’un homme change. Au deuxième, avec des peintures, et l’on retiendra Miriam Cahn, Marlene Dumas, en premier toutefois Kerry James Marshall, notamment pour un fusain sur papier qui mérite bien son titre de Wonderful One.
Au troisième étage, si ce n’est pour le restaurant, il faut y monter rien que pour la vue sur Paris, du côté de la Canopée des Halles, et ses propres courbes, et plus loin, Beaubourg, le Centre Pompidou. De quoi alors susciter la réflexion sur ce qui se passe de nos jours avec le musée national, cette institution née à la Révolution française : au nom de « la gloire du peuple français », tous les objets d’art collectés, témoins ou non de l’Ancien Régime, seront sauvegardés, la notion de patrimoine était née. Aujourd’hui, avec les Arnault, Pinault, Maja Hoffmann (avec Luma Arles), hier déjà la Fondation Cartier, pour rester en France, le musée échappe à l’État (en manque de moyens sans doute), passe entre les mains privées. Et il arrive que le même homme est propriétaire également de la plus importante société de vente aux enchères internationale. Posons la question si un cycle de deux cents ans n’est pas en train de prendre fin, et qu’on en revienne aux cabinets de curiosités. Le temps n’est plus non plus des Kunstvereine, sociétés de diffusion culturelle initiées par le Bildungsbürgertum. Place au tourisme, au divertissement. Plus largement, Balzac semble irrémédiablement dépassé, avec Rastignac et son défi lancé du haut du Père-Lachaise. Au moment d’écrire et de lire ces lignes, les Branson, Bezos et autres Musk prennent la relève les États sur un autre terrain, s’approprient l’espace.