Leurs aînés tentent de les qualifier et de leur donner un nom, mais les millénials de la génération Y (qui ont aujourd’hui entre 25 et 35 ans) ne se reconnaissent pas forcément une appartenance commune. La diversité des propositions rencontrées à travers les salles du Casino Luxembourg et la galerie des Rotondes pour l’exposition de la cinquième Triennale Jeune création est là pour le prouver. Le titre choisi par le commissaire Kevin Muhlen en avril 2019, Brave new world order ouvrait d’ailleurs à de nombreuses interprétations possibles. De l’aveu même du directeur du Casino Luxembourg, « les artistes n’ont pas réagi aux références que j’avais en tête » qui lorgnaient plutôt dans des références passées (Aldous Huxley bien sûr). Une pandémie plus tard, le « nouvel ordre du monde » et le monde d’après restent à définir : Allons-nous vers une société bouleversée par les problématiques sérieuses, environnementales comme sociales ou faut-il avoir confiance dans l’avenir en train de s’écrire ? Toujours pour Kevin Muhlen, « on a là le portrait d’une génération qui accueille son présent avec conscience et discernement ». Mais, plus qu’un net portrait, la double exposition (double lieu, avec le double des artistes que les autres années) agit en pointillés, en esquisse, en kaléidoscopes avec des réponses multiples et parfois dissonantes.
Alors bien sûr, certaines œuvres font penser au confinement et à la pandémie, parfois même à tort. Ainsi, la longue File d’attente que dessine Julie Luzoir dans une performance filmée entamée en 2012, ne sont pas celles devant les magasins « essentiels » (ni devant les fast-food lors de leur réouverture) : elles sont nées en voyant les gens attendre pour les soupes populaires en Grèce ou devant les banques à Chypre. Le dessin se nourrit de rencontres réelles, pour déborder sur internet ensuite et donner une place à ces anonymes sans voix. L’irrésistible vidéo où Clara Thomine se met en scène dans un aéroport totalement vide a en fait été réalisée de nuit, il y a trois ans… La même, avec son air de ne pas y toucher et son humour décapant, lance Tout doit disparaître, comme si c’était les soldes. Mais ce qu’elle vend, ce sont des « objets de fin du monde » : des reliquats post-apocalyptiques de ballons, gobelets, morceaux de banquise. Elle nous renvoie à notre frénésie consumériste dans un jeu tautologique : le désastre écologique vient de la surconsommation, donc consommons les reste du désastres.
Consommation aussi avec les vidéos de Marina Uribe. Lors d’un micro-trottoir, les habitants de Düsseldorf ont été interviewés sur leur perception du paradis / de l’oasis (le mot Paradies comporte un double sens : celui d’oasis terrestre et de paradis spirituel). Ces réponses se mêlent à des slogans publicitaires discount qui vendent du bonheur pas cher. Le tout est brouillé d’images à un rythme stroboscopique alors que la bande sonore endort la conscience. Une œuvre riche qui dénonce un système de l’argent-roi : « À mon sens, notre génération a la mission de faire évoluer le système capitaliste actuel, de le modifier drastiquement lui et ses ruses commerciales. La politique actuelle est en effet trop contrôlée par les lois du marché et des lobbyings », explique l’artiste. Ce sont aussi des non-lieux qu’invente Axel Gouala. À l’entrée du Casino Luxembourg il nous confronte d’emblée à sa Falaise qui, comme dans toutes ses installations, récupère et détourne des matériaux manufacturés. Le paysage qu’il crée en briques alvéolées évoque les figures sculptées du Mont Rushmore aussi bien que les ruines romantiques d’un Caspar David Friedrich et, avec une bonne dose d’humour, sa série de Totem-Voyage et GRS (aux Rotondes) détournent des objets usuels pour les rapprocher du monde du sport, des loisirs et du voyage : des gants de vaisselle deviennent un palmier, un aspirateur et une brosse entament une danse, une ventouse évoque une île. Des univers standardisés qu’on trouve partout et nulle part à la fois.
L’identité et la place de chacun est aussi un questionnement récurrent. A Truly Shared Love, le film poétique et ultra-léché où Émilie Brout et Maxime Marion se mettent en scène comme une sorte d’idéal du couple dans un intérieur non moins soigné tire son esthétique des banques d’images normées (et normatives) finalement assez angoissantes. Également traité avec une narration en voix-off, Love in the Afternoon de Catherine Dauphin rappelle plutôt un documentaire sur la nature, avec un couple (dont la réalisatrice elle-même) qui s’interroge sur la conception de l’amour aujourd’hui, en divaguant entre différentes temporalité. Une installation là aussi très poétique qui adresse la question du corps comme marchandise et de la relation à l’autre. D’une infinie poésie encore, et pour laquelle l’émotion nous éteindrait si le sons des œuvres voisines n’était si envahissant (la faute à l’impossibilité sanitaire de proposer des casques audio), le projet #youtoo de Krystyna Dul est une installation composée de trois images détaillant une partie d’une personne qui parle : un œil, une bouche, des mains. Muets, ces films montre des femmes racontant des violences sexuelles qu’elles ont subies. Au sol, leurs mots sont projetés, reformulées à la deuxième personne, pour mieux englober le spectateur. Douleur et émotion aussi dans les peintures de Julie Wagener qui touchent au sujet encore souvent tabou de la santé mentale. It Hurts Until It Doesn’t séduit d’abord par la maîtrise technique, mais l’imagerie morbide des corps blafards, des tissus emmêlés et de la position d’un gisant ne font pas de doute quant à l’état des personnes qu’elle dépeint.
On ne se frotte pas à 43 artistes sans dégager son agenda. L’important parcours dans les deux expositions demande du temps et de l’attention. D’autant que certaines vidéos durent plusieurs dizaines de minutes. Il en reste un sentiment étrange de ne pas vraiment cerner ce Brave new world order, tant la disparité est grande : Les cartes célestes des nuits de catastrophe de Morgane Britscher, l’intérieur bizarre et caché créé par Aurélie d’Incau, les sculptures ready made de João Freitas, le jeu vidéo où tout le monde perd de Mad Trix, les portraits oniriques de Bruno Oliveira, l’installation lumineuse et minimaliste d’Aude Legrand… disent finalement tout et son contraire. Optimisme triste, apocalypse joyeuse, dystopie réaliste : l’exposition n’est pas à un oxymore près.