Impossible, et inutile de toute façon, de compter les oscillations du pendule de Foucault (le physicien du 19e siècle, pas le philosophe) suspendu à un fil de 67 mètres du haut du Panthéon à Paris, depuis le 11 novembre 2020. Le jour de la panthéonisation de l’écrivain Maurice Genevoix, en même temps que l’inauguration des commandes publiques faites à l’artiste plasticien Anselm Kiefer et au compositeur Pascal Dusapin. Le Panthéon est resté longtemps fermé, le pendule continuant sans doute à bouger, maintenant le public est de retour. Sachons par ailleurs que depuis 1996 il s’agit d’une nouvelle sphère, mais ce n’est pas le premier changement, il y en a eu quatre, au fil du passage du bâtiment de Soufflot d’église en temple laïc.
Le pendule, c’est la rotation incessante de la Terre autour de son axe. Sur les murs, c’est l’Histoire, le temps depuis Sainte Geneviève sous les coups de pinceau de Puvis de Chavannes par exemple. On descend dans la crypte, c’est la mort, la mémoire toutefois de ces femmes, ces hommes, et la Patrie reconnaissante. Avec Genevois, elles, ils sont légion en fait à être entré(e)s, celles et ceux de 14, de la Grande guerre, Genevoix l’a faite, a été blessé grièvement, en a dit l’horreur.
Il n’est pas d’artiste plus féru d’Histoire qu’Anselm Kiefer, son art en est pétri, son argile, a-t-il dit un jour, ou encore, reprenant les mots de Barthes sur Michelet, il la brouterait, la ruminerait. Dès l’entrée du Panthéon, deux immenses tableaux encadrent l’accès du visiteur : à droite, un paysage dévasté, surplombé d’une ligne de vêtements souillés, d’où pendent des matricules associées à des numéros d’identification des étoiles, toile associant dans son titre tous les combattants, l’armée noire, les femmes prises dans les griffes des batailles ; à gauche, une route, ça s’appelait très vite la Voie sacrée, un chemin à défendre à tout prix, il va vers l’horizon, vers le ciel. Du romantisme, si l’on veut, où la guerre et la mort sont passées, de la peinture à la matière labourée, maltraitée, elle est mise dehors pour être battue par la pluie, son côté iconoclaste, ajoute Kiefer.
Anselm Kiefer « écrit » ses tableaux (équivalent germanique, nordique de Cy Twombly, l’Américain devenu italien, latin, méditerranéen). Là, c’est bien sûr Genevoix qui est cité, qui a fait un poème sur cette merde, comme le reconnaît crûment le peintre, opposant l’attitude du Français à la délectation de Jünger. D’autres textes interviennent, d’autres auteurs, citons seulement Celan, Barbusse, Rimbaud et son inévitable Dormeur.
Si les deux tableaux ne vont pas rester en place, les six vitrines des vaisseaux transversaux et du chœur, disposées deux par deux, l’une en face de l’autre, ont trouvé leur place définitive. Avec tels éléments de l’univers kieférien en relation avec Genevoix et sa terrible chronique des tranchées. La terre retournée y conduit à l’interrogation de ce que nous sommes, il y a les livres de plomb, les blocs de béton, les barbelés et les blés qui poussent, un champ de coquelicots, le pavot, à la suite de Paul Celan explorant les méandres de l’Histoire et de l’intime, les bicyclettes, faites de cuivre de plomberie, à défaut des taxis trop encombrants de la Marne.
Le monde de Kiefer est d’une beauté ténébreuse, le dira-t-on saturnien, alors qu’il interpelle, appelle à l’espoir. Lui répond au Panthéon la pièce musicale de Pascal Dusapin, In nomine lucis justement, pour voix d’hommes et de femmes, du chant a capella comme sortant de la pierre, pour quelques minutes à peine, moins encore. Un climat se crée, quatre à cinq fois par heure, à des intervalles différents, imprévisibles, et le silence se refait, avant qu’une litanie ne résonne de nef en nef, avec les noms de morts égrenés. Anselm Kiefer s’est inscrit dans l’imposante architecture, Pascal Dusapin l’effleure. Les deux le font avec gravité, elle vient souligner dans un lieu de majesté pérenne le caractère caduc, vain de toutes choses, à sauver à travers les mots, les images, les sons.