Les données Il y a le peuple grec qui a perdu son niveau de vie – ses droits et ses acquis sociaux – et n’a plus aucune perspective sérieuse pour le futur. Il y a ensuite les peuples européens, chacun d’entre eux perçoit et interprète la crise de l’euro et celle de son « mouton noir » qu’est la Grèce – avec son gouvernement « rock inacceptable » et son peuple de « paresseux corrompus » – selon son propre point de vue – historique, politique et médiatique. Il y a aussi les chiffres : ils sont catastrophiques, pas seulement pour la Grèce. Puis, il y a les négociations : elles sont – presque – dignes des Charmes discrets de la bourgeoisie, le film de Buñuel. Et il y a un « dernier des mohicans » qui est fondamentalement européen : c’est un Luxembourgeois.
Les cynismes Les créanciers de la Grèce sont tout à fait conscients des deux options qui restent au pays : céder à leurs exigences ou quitter l’euro. Ils savent également que le pays veut rester dans la zone euro et attendent du gouvernement qu’il renonce à ses désormais fameuses « lignes rouges ». Les Grecs, de leur côté, savent que même si la Grèce reste dans la zone euro, l’économie du pays continuera à sombrer1 – sauf si des mesures en faveur de son développement étaient prises et si une partie considérable de la dette était annulée – par exemple les intérêts sur les prêts que gagnent les créanciers – ce que le gouvernement grec a déjà demandé à plusieurs reprises sans succès. Par ailleurs, tout le monde sait qu’une sortie de la Grèce de la zone euro aurait des retombées très néfastes au niveau symbolique, économique et politique.
Le flirt avec la catastrophe Interminable. La question n’est plus de savoir si une éventuelle sortie de la Grèce de la zone euro serait catastrophique, mais si le maintien du pays dans la monnaie unique ne serait pas pire. Politiquement et démocratiquement parlant, les citoyens grecs ont voté en janvier 2015 contre les mesures d’austérité devenues injustifiables après cinq ans d’appauvrissement non fructueux ; économiquement et stratégiquement parlant, les créanciers font pression pour que les politiques d’austérité soient perpétuées. Tsipras se retrouve ainsi face à un ultimatum dont les paramètres sont inconnus : faire comme les gouvernements grecs précédents ou poursuivre dans la direction de ses convictions – finalement presque révolutionnaires. Le problème est qu’il sait très bien qu’une Grèce en dehors de l’Europe serait une Grèce en dehors du devenir de l’histoire.
Les exceptions heureuses Il y a pour finir les intellectuels, les artistes et les jeunes : certains d’entre eux essayent de voir la vie autrement. Cette vaste et indéfinissable catégorie représente en Grèce une particularité étonnante : par petits groupes – c’est-à-dire qu’ils ne sont pas encore réellement unis – les gens pensent, remettent en question toutes les évidences, ils essayent d’être créatifs – non pas pour le « glamour » que cela représente mais pour des raisons de survie. L’inventivité, la prise de position et l’action immédiate qu’exige le fait d’être « en dehors du marché » aujourd’hui en Grèce sont peut-être les seules « bonnes nouvelles » que transmettra cette crise des marchés. Parce que quand tout a l’air impossible, et justement pour cette raison, dans certains coins du pays, naissent des initiatives étonnantes qui réussissent à donner un autre visage à la crise : philosophie « do it yourself » et créations à partir de rien... Car quand plus rien n’est possible, il faut inventer.
Un exemple La ville de Patras, avec ses 170 000 habitants, est le plus grand port du pays vers l’Europe de l’Ouest. En raison de ses nombreuses industries et des exports, elle était l’une des villes les plus riches du pays jusqu’aux années 1980 – quand surgit sa propre crise économique pour de sombres et ambigües raisons politiques. Patras est également la ville par laquelle, depuis des années, passent des milliers de sans-papiers (migrants et refugiés politiques) dans l’objectif d’atteindre leur « rêve européen ». C’est la ville où arrivent les bateaux depuis l’Italie, elle est proche de l’ancienne Olympie et du temple de Delphes. Et pourtant, aucun touriste ne s’y arrête. La seule source de vie de Patras sont ainsi ses étudiants : elle est le siège de l’une des plus grandes universités du pays. Paradoxe : jusqu’à il y a quatre ans, elle n’avait aucune activité artistique contemporaine.
Festival Re-culture Il est à l’initiative d’un peintre grec contemporain, Kleomenis Kostopoulos qui, avec deux amis, créa en 2011 Art in progress, une ONG dont les objectifs sont la réalisation de projets artistiques, culturels et éducatifs autour de l’art, ainsi que l’éveil culturel de la ville. Leur budget est alors à zéro. Ces trois amis décident tout de même de créer un festival d’art contemporain : sans budget, sans appui étatique (nous étions déjà en pleine crise) et sans soutien financier de la part de la municipalité. En 2012, les trois volontaires deviennent quinze, en 2013, cinquante et en 2014 ils sont 120. Résultats ? Ils forment professionnellement des jeunes au management culturel, attirent un tourisme culturel à Patras et, surtout, réinvestissent des lieux abandonnés de la ville en leur donnant vie : le bâtiment inemployé de l’orphelinat qui représente 3 000 mètres carrés d’espace d’exposition, l’ancien marché de la ville construit en 1881 et qui, rénové en 2009, était inactif jusqu’en 2012 quand ils ont empli ses 1 400 mètres carrés d’art et, événement encore plus rare dans le pays, la salle des expositions périodiques du musée archéologique de la ville est, elle aussi, investie d’art contemporain.
Du rien au tout Depuis, dans cette petite ville, ont lieu quatre mois par an des expositions de collections importantes du pays, des hommages d’artistes contemporains à des figures importantes de l’art et de la littérature grecs, des rétrospectives importantes, des participations de curateurs européens invités ainsi que toute une série de conférences et de workshops adressés aux citoyens et spécialement aux écoles. Le mode de fonctionnement du festival est digne de celui des musées européens les mieux organisés et – surprise – tout se fait sur la base du don : don de temps et de savoir-faire pour les organisateurs, et don d’argent pour les donateurs privés et les fondations qui contribuent à couvrir les frais de production du festival.
La ville est réinvestie de manière créative et cela plait, car le nombre de visiteurs du festival est passé de 4 500 à 12000 personnes – en seulement trois ans. Re-culture fera par ailleurs une pause en 2015 car ses organisateurs préparent pour 2016 une grande exposition sur l’art grec « alternatif » : pop art, art brut, art psychédélique et art populaire notamment. Tous les volontaires disent la même chose : « Si l’on attendait les grandes décisions, si l’on attendait d’avoir de l’argent sur nos comptes pour créer quelque chose, nous ne ferions rien ». Ces personnes donnent ce qu’elles ont à leur ville et, après les avoir rencontrées, l’on ne sait plus qui vit dans l’illusion : ceux qui réalisent l’utopie la plus inattendue et selon laquelle tout est possible ou ceux, catastrophistes et « réalistes », qui disent que tout est fini…