Dans l’écrin somptueux de la Cité des Doges, noyé dans une foule compacte de journalistes et de « professionnels de la profession », explorer de manière tant soit peu exhaustive la Biennale d’art contemporain constitue une épreuve physique et spirituelle, un moment de vive exaltation autant que de profond découragement. Exaltation parce que, tel un enfant dans un magasin de friandises, l’amateur se trouve sollicité de toute part et dans tous les sens. Découragement car l’assimilation de milliers d’œuvre de centaines d’artistes, pour une large part des inconnus, s’avère rapidement aussi indigeste qu’un plateau de loukoums servi au vernissage du pavillon chypriote. Face à la confusion qui menace et pour endiguer le désarroi qui guète, il n’est d’autre issue que d’y aller franco. C’est ce que nous engage à faire Filip Markiewicz, porteur des couleurs luxembourgeoises et dont l’art, naturellement proliférant et généreux, investit, jusque dans ses moindres recoins, la Ca’ del Duca, le désormais célèbre pavillon du Grand-Duché.
Le choix s’avère judicieux. Si la sonorité de son patronyme rappelle assez des origines polonaises, Markiewicz fit ses études en France et vit aujourd’hui en Allemagne. Son identité luxembourgeoise est donc largement ouverte, décalée, poreuse et, cependant, non moins évidente. De tous ceux qui l’ont précédé en la place, aucun n’a voulu marquer, autant que lui, l’empreinte d’un territoire national, la volonté d’en dessiner les contours physiques et imaginaires, d’en élaborer la légende, élevée au rang d’une véritable mythologie. Ce jeune artiste de 35 ans, qui qui ne cesse d’affirmer son appartenance à l’Europe et qui « imagine », dans un manifeste inspiré par la célèbre chanson de John Lennon, « un pays n’appartenant à aucun corps humain » et « tous les pays n’appartenant à personne… » a parfaitement compris que pour émerger dans le bazar mondial, il fallait jouer le rapport au local.
Son pays est tout petit ? Qu’à cela ne tienne ! Son regard embrasse le monde et enregistre, tel un sismographe hyper-sensible, les cataclysmes planétaires, jusque dans leurs moindres variations médiatiques. Paradiso Lussemburgo – tel est le nom qu’il donne à son Gesamtkunstwerk – est un poste d’observation, une chronique, une chambre d’écho. On y reconnaît nombre de figures et d’objets qui firent la Une des medias au cours des six derniers mois. Il les a saisis au vol avec le talent qui lui est propre : celui de l’arrêt sur image et du tableau vivant.
Il y a quelques années, Paul Ardenne, son curateur, avait publié un livre intitulé Un art contextuel. Markiewicz rejoint, jusqu’à un certain point, son programme théorique. Sa production tisse entre eux les fils de l’actualité, compose une rhapsodie où s’entend la rumeur du monde, filtrée par ce qu’on pourrait appeler : son style. Son œuvre constitue une réponse intuitive au flux stupéfiant de l’information telle qu’elle surgit, de façon massive et continue, sur nos écrans. Mais, occupant le plan de l’image plutôt que celui de la réalité (celui-ci semblant désormais hors de portée), son exposition constitue bel et bien une sorte de « paradis » ou d’empyrée. C’est un séjour enchanté que les visiteurs découvrent en déambulant, ainsi que les élus d’un jugement dernier qui se produirait hic et nunc, ici et maintenant.
Nulle eschatologie chez ce visionnaire ; bien plutôt l’exaltation d’un présent que sublime le geste artistique. « Tout est paradis dans cet enfer ! », s’exclame, quelque part, au comble de la jouissance, un personnage de Sade. On ne saurait mieux dire. Tout est affaire de position et de distance. Pour qui parvient à s’abstraire de l’universel reportage et du storytelling compassionnel, la catastrophe du monde actuel se révèle profondément jouissive. Libre ensuite, à chacun, de taxer de mauvais goût un spectacle qui n’est jamais, au fond, que la présentation, sous un angle différent, de ce qui fait sa pâture journalistique ordinaire.
Si l’on peut parler de cynisme, peut-être faut-il rappeler que celui-ci fut d’abord une forme de philosophie enseignant la désinvolture et l’humilité aux puissants de ce monde. Filip Markiewicz n’est certes pas Diogène, mais son œuvre jette sur le monde un regard cruel et stimulant. Sa façon de mettre en scène son travail rencontre opportunément la volonté exprimée par Okwui Enwezor, commissaire de All the World’s Futures (la géniale exposition internationale présentée, par ailleurs, à l’Arsenal et dans les Giardini, voir page 23), le désir de « placer la notion de théâtre (au sens philosophique et conceptuel) au centre de la problématique de l’exposition ».
De fait, ici, le geste plasticien relève d’une forme de dramaturgie. Le spectateur, dès son arrivée dans la ruelle où se situe le pavillon luxembourgeois, est accueilli, en guise de « Préambule », par la phrase d’un Oscar Wilde soucieux de compléter Shakespeare : « The World is a Stage but the Play is badly cast ». Inscrits en lettres de néon, les mots constituent la clé de voûte d’un portique qui ouvre sur le Grand Canal, mais ils constituent également la clef de lecture lumineuse d’une exposition soigneusement scénographiée. On pénètre alors par un couloir, « Antichambre », dont les murs sont ornés d’une sorte de Story-board et le sol tapissé d’une moquette estampillé PL (logo qui prolifère un peu partout, au point de s’incruster durablement dans la rétine). Le visiteur débouche, enfin, sur cinq chambres où s’affichent, comme en autant de cabinets de curiosité, dessins de différents formats, wall drawings, maquettes, vidéos, installations diverses où fourmillent les allusions et les allégories dont le déchiffrement recèle la jouissance paradisiaque qui explose dans « The Club », sortie du paradis par le club disco : un dancefloor animé d’images psychédéliques.
Tandis que la mondialisation n’a de cesse d’uniformiser et de rétrécir le monde, Filip Markiewicz semble plutôt soucieux de lui rendre sa vastitude, sa complexité et ses contradictions. À la simplicité brutale du capitalisme, il tend le miroir déformant de son art, oppose une mosaïque miroitante de clichés et d’icones dont il détourne, subrepticement l’apparence et le message. Ce sont, par exemple, et de manière emblématique, ces billets de banque réunis en abondantes liasses, se répandant impudemment sur le sol ou, parfois, agrandis en tableaux géants. Ils conjuguent l’apparence des valeurs monétaires traditionnelles et les obsessions singulières de l’artiste, tantôt orientées vers une dénonciation du système (les scandales financiers, les figures emblématiques du Capital), tantôt vers une vision poétique d’un monde archaïque et champêtre. Car Markiewicz est rusé comme un renard, ce renard empaillé avec des dents en or, qu’on croise au passage, digne héritier du Reineke Fuchs de Goethe ou de l’emblématique Renert de Michel Rodange…
Ce qui est remarquable ici, c’est que le stéréotype n’est jamais traité platement, littéralement. Il est toujours (re)travaillé à la main, de manière artisanale et poétique ; tout objet est passé au crible du crayon et de la mise en scène.
Cette accumulation d’emblèmes et de figures relève sans doute d’une forme d’opportunisme, mais sans jamais trahir une sensibilité personnelle à fleur de peau. Tout ce qui est donné à voir ici a été pensé et réalisé en un délai très court. L’artiste n’a rien jeté, rien regretté ; son geste est sûr autant que son trait est précis. Il y a de la sprezzatura dans cette manière de faire.
Si, comme disait le président Mao, il faut prendre la forteresse de l’intérieur, la position artistique et politique qu’occupe Markiewicz au sein de la Biennale de Venise est idéale. Elle ne constitue pas seulement une vue imprenable sur le Luxembourg actuel mais, également, un point de vue singulier sur le monde.