Deux hommes, Antonio Pauletta et Philip Jones, acteurs, vêtus de noir sur un tapis rouge sang, se tiennent debout à une dizaine de mètres de distance l’un de l’autre. Ils se mettent à lire, lentement, distinctement. C’est Das Kapital de Karl Marx, présenté sous forme d’oratorio (en traduction anglaise), sous la régie d’Isaac Julien. Nous sommes dans l’Arena, au cœur du pavillon central des Giardini, où le commissaire de la biennale de Venise 2015, le Nigérian Okwui Enwezor, présente ce qui lui est le plus cher dans son exposition All the World’s Futures. Le Capital en est la substantifique moelle, son grand geste avec lequel il pose ses principes : la performance, le texte, et surtout un texte fondamental, critiquant ce capitalisme qui pourrait bien être une des explications du chaos dans lequel se trouve le monde, ce chaos dont la biennale s’acharne à relever l’étendue. Mais quand les acteurs lisent – et ils liront tout le texte en continu durant les sept mois que dure la biennale –, toute l’ampleur des contradictions qui traversent cette biennale devient visible : le public n’écoute pas vraiment, il visite l’espace, se salue, regarde ses messages sur son portable, fouille ses sacs à la recherche d’un truc… tout, sauf écouter ce texte fondateur de l’économie politique, théorique et difficile d’accès en lecture publique.
Okwui Enwezor veut, sinon proposer une alternative au modèle capitaliste dominant (sur ce point-là, il échoue), au moins ébranler ses certitudes. Mais, comble de l’ironie (ou du cynisme ?), il tente de le faire dans l’œil du cyclone, à la biennale de Venise qui est non seulement le symbole, mais l’incarnation même du capitalisme en art, où les yachts de luxe des grands collectionneurs longent les quais de l’Arsenale, où les noms des sponsors sont écrits en lettres plus grandes que ceux des artistes et où les marchands sont discrètement là pour vendre tout ce qui peut intéresser. On ne peut s’empêcher de penser que la biennale d’Enwezor en devient la caution morale du marché, la bonne conscience d’un système qu’elle entend fustiger. D’ailleurs même les artistes les plus critiques des dérives de la société capitaliste ne rechignaient pas à vendre certaines de leurs œuvres à Art Brussels il y a trois semaines (dont la directrice artistique, Katerina Gregos, est d’ailleurs en parallèle la commissaire du pavillon belge). La lecture du Capital est un des trois « filtres » définis par Okwui Enwezor pour lire son exposition, conçue comme un théâtre, où domine le vacarme du monde. Avec plus de 700 œuvres de 140 artistes, son exposition est plus pléthorique que compréhensible, ses choix toutefois assez classiques, avec beaucoup de grands noms et des ensembles d’œuvres permettant d’appréhender leurs univers, parfois des œuvres historiques remontant loin dans le XXe siècle (comme les portraits de Walker Evans qu’on peut aussi voir à Dudelange).
À l’entrée de l’Arsenale, les néons de Bruce Nauman rappellent la violence des relations humaines, les Nymphéas d’Adel Abdessemed n’ayant rien à voir avec Monet (ce sont des compositions de machettes) posés devant donnent le ton : bienvenue dans le monde en ruines du XXIe siècle. Le parcours à travers le long bâtiment des Cordiere sera dense, labyrinthique parfois, ponctué par des performances, des projections et des corpus d’œuvres (comme la splendide salle consacrée à Baselitz) fonctionnant parfois comme des univers clos. Okwui Enwezor fait un relevé des malheurs de la planète, montre à quel point le monde va mal, les naufrages des embarquements de fortune des réfugiés venus d’Afrique ou la remontée de la violence raciste aux États-Unis, Lampedusa et Baltimore, les guerres en Syrie, en Ukraine, la drogue, le matérialisme exacerbé, tout y est.
Et ces thèmes sont traités sous plusieurs formes dominantes : il y a les trucs sur étagères, les collections soigneusement répertoriées dans des vitrines, les séries accrochées au mur, les manifestes écrits ou dansés et les films à base d’images de forces de la nature au ralenti sur lesquels est énoncé un texte ou une histoire. Steve McQueen est de la dernière catégorie, son beau film sur Ashes, un jeune homme qui meurt dans un règlement de comptes banal, se décline en deux écrans : Ashes de dos sur un bateau devant un ciel bleu éclatant et deux hommes qui creusent sa tombe. Dans une longue série de dessins exposée au pavillon central des Giardini, Rirkrit Tiravanija fait un relevé des manifestations prouvant le mécontentement des populations, qu’elles soient de gauche ou de droite, qu’elles soient en faveur ou en défaveur du pouvoir politique ou économique dominant. À l’Arsenale, celui qui a marqué « l’esthétique relationnelle » articulée en théorie par Nicolas Bourriaud fait produire des briques en terre sur place, avec l’inscription « ne t’arrête jamais de travailler » dessus – on peut les acquérir pour dix euros pièce. Cao Fei a réalisé des saynètes sur des maquettes miniatures dont on ne voit la violence que sur les images en gros plan qu’elle a filmées façon suspens : accidents de train et scènes de meurtres où le sang gicle de partout.
Le monde va mal, et l’Occident n’en est plus le centre, l’ethnocentrisme, c’est fini – ces affirmations, Okwui Enwezor les avait déjà énoncées dans sa Documenta en 2002, elles reviennent ici en mantra. Or, son relevé de ce théâtre de la cruauté manque de vision, d’alternatives. Cela continue d’ailleurs dans les pavillons nationaux. Avec Fabrik conçu par Florian Ebner dans le pavillon allemand, qui interroge le statut de l’image avec une polyphonie de propositions et dans une mise en scène originale, pour laquelle le pavillon a été complètement réaménagé. Les photos puissantes de réfugiés de Tobias Zielony y côtoient le film futuriste type jeu vidéo de Hito Steyerl projeté dans un décor original au rez-de-chaussée. Le pavillon belge pour lequel Vincent Meesen a invité huit artistes internationaux, se confronte (de nouveau) au passé colonial du pays, avec toutefois des œuvres extraordinaires, comme cet incroyable robot pour construire une ville africaine standardisée inventé par James Beckett. Pour le pavillon grec intitulé Why look at animals ?, Maria Papadimitriou a filmé un artisan du cuir, dont le marché s’effondre ; il parle avec beaucoup de nostalgie de la splendeur d’antan, et on y voit forcément une allégorie de la crise grecque. Ce que la mise en scène misérabiliste, avec une reconstitution grandeur nature de son échoppe et de son accumulation de broll devenu inutile souligne encore. Pour la participation islandaise, l’artiste suisse Christoph Büchel crée la polémique en transformant une église catholique désacralisée, Santa Maria delle Misericordia, en mosquée, la première de la ville, et les autorités sont surprises (et furieuses) qu’elle soit utilisée pour de bon par les musulmans de Venise.
En réponse au mal-être généralisé du monde, un des échappatoires actuels est le repli – individuel, identitaire… – qu’on relève aussi à Venise : les arbres mouvants poétiques de Céleste Boursier-Mougenot pour la France, les herbiers de Herman de Vries pour les Pays-Bas, le néant complexe de Heimo Zobernig pour l’Autriche, l’opéra polonais joué en pleine nature en Haïti pour tester la pertinence de la culture en milieu naturel par C.T Jasper et Joanna Malinowska pour la Pologne… Tout cela est bien sérieux et complexe, mais on respire enfin en découvrant la grosse déconnade du trio BGL dans le pavillon canadien, une réflexion haute en couleurs sur le consumérisme réalisée en installation allover faite de matériaux de récupération et qui culmine en une œuvre participative où le spectateur finalement s’associe à cette grande supercherie que peut être l’art contemporain, en rigolant.