Pour son vingtième anniversaire, qu’il fêtera en mars 2016, le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain s’offre de grands changements

Oser créer, penser et faire

d'Lëtzebuerger Land vom 15.05.2015

Anniversaire L’approche d’un anniversaire – date butoir symbolique – est souvent l’occasion d’une remise en question. Si pour les êtres humains cela ressort surtout de l’ordre de l’intime et du fantasmatique, il n’en est pas de même pour les institutions et les lieux publics. Ici entrent en jeu des facteurs historiques, sociaux et politiques qui donnent à l’anniversaire un tout autre sens.

Le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, lieu « jeune d’esprit » par excellence et dont l’essence même est la création et le questionnement autour de l’art et de la société, fêtera donc ses 20 ans le 22 mars 2016. Mais comment un lieu à vocation actuelle peut-il commémorer son histoire1 ? Et surtout, comment le Casino, qui a suscité rien de moins qu’une remise en question de l’identité luxembourgeoise à travers une œuvre d’art contemporaine2, et qui fait maintenant partie du profil culturel du pays fêtera-t-il ses 20 ans ? C’est en effet le premier lieu a avoir exposé de l’art contemporain au Luxembourg, mais pas seulement. Il a toujours été une institution très audacieuse de création et d’exposition de l’art, une des rares scènes d’avant-garde ayant endossé le rôle d’observateur critique des faits sociaux à l’initiative de nombreux projets reconnus par la scène internationale. Depuis qu’il existe il symbolise ainsi l’expérimentation et l’originalité. Alors que les institutions culturelles se multiplient dans le pays, les défis pour le « petit » Casino – qui « ne devait être que temporaire » – deviennent en effet de plus en plus grands !

Son équipe, toujours inventive, a donc décidé de marquer le coup par une réflexion en profondeur, avec pour ambition de redynamiser le lieu en mettant en avant la notion de « forum » dédié à l’art contemporain. Comment ? À travers un réaménagement du lieu pendant lequel l’institution fermera ses portes le 4 janvier 2016 pour les rouvrir le jour même de son anniversaire, avec une semaine inauguratrice qui marquera une nouvelle étape de son histoire. Un autre facteur entre encore en jeu en ce qui concerne l’appréciation d’un lieu public et de sa trajectoire : c’est l’appropriation du lieu, aussi bien par ceux qui y travaillent que par son public. C’est là précisément que commencent à se poser les questions intéressantes. Le Casino a déjà marqué des générations d’artistes, de professionnels et d’amateurs d’art au Luxembourg – il a même incité des personnes à dédier leur vie à l’art. Nombreux sont ceux qui regrettent les fêtes mythiques de ses caves et cette sensation de libre expérimentation qui le caractérisaient à ses débuts. L’ambiance a-t-elle changé ? Va-t-elle évoluer maintenant ? Et l’art – par conséquent aussi un centre d’art – ne sont-ils pas des « thermomètres » spontanés de leur époque ? Quand on fait de l’art, faut-il chercher à plaire et si oui, à qui ? Aux spécialistes un peu snobs contents d’être les « happy few » à comprendre l’art ou au « grand public » qui ne s’y intéresse pas spécialement mais qui pourrait venir dans un tel lieu pour d’autres raisons ?

Quels sont les projets de l’équipe du Casino ? De quelle vision de l’art sont-ils l’écho ? Dix mois avant la fête, le présent article concerne donc le projet à venir. Après avoir discuté avec les deux directeurs du Casino, Jo Kox3, le directeur administratif du lieu depuis ses origines, et Kevin Muhlen, le directeur artistique qui a succédé à Enrico Lunghi il y a six ans, je me propose de présenter ici leurs intentions.

Transformation et ambitions Qui aime changer ses habitudes et modifier ses repères ? Changer c’est avant tout en effet se confronter à un défi. Le projet qu’a choisi l’équipe du Casino consiste ainsi à faire de son rez-de-chaussée un vrai forum (« lieu public ouvert ») et à ne garder pour les expositions temporaires que le premier étage. Dans l’idéal, un forum est un lieu de rencontres, pour de réels échanges et des discutions libres : « Nous voulons redynamiser le lieu avec une multitude de fonctions, susciter un nouveaux flux de visiteurs, explique Jo Kox. Le rez-de-chaussée en libre d’accès sera restructuré dans l’objectif de devenir plus ouvert. Il y aura un vrai espace d’accueil, des salles de projection mettant l’accent sur des vidéos d’artistes et la documentation vidéo de notre collection. Cela fonctionnera comme un bol d’air avant ou après une visite ». Il y aura aussi un espace spécialement dédié aux activités pédagogiques et ateliers créatifs et une permanence dans l’Infolab, pour en faire la médiation : « L’une de nos missions c’est d’ouvrir nos archives et notre fonds, et de donner plus d’importance à nos publications. Notre collection, ce sont nos catalogues. Il n’y a pas que le côté visuel d’une exposition », précise-t-il.

Architecture et jouissance du lieu Suite à un concours, c’est le projet de l’architecte Claudine Kaell qui a été choisi. S’agit-il de faire du design, de mettre en place une architecture digne des grands musées qui dans le monde entier attirent des milliers de visiteurs plus ou moins indifférents à l’art ? Elle répond : « Il est question de contribuer à la création d’un espace culturel avec une ambiance cosmopolite, pas élitiste mais, au contraire, ouverte. Une ville comme le Luxembourg a besoin d’un espace culturel qui fonctionne au quotidien au-delà de l’évènementiel ». S’agit-il de créer un lieu « à la mode » ? Les deux directeurs du Casino donnent la même réponse : il n’en est pas question. Jo Kox explique : « Justement c’est ce nous avons voulu éviter, on a choisi le projet le moins clinquant. Sans aucune intervention architecturale sur les murs. Il s’agit surtout d’une conception qui vise à inciter un flux de nouveaux visiteurs et l’envie de provoquer une réappropriation du lieu. On ajoute juste des meubles que l’on peut retirer à tout moment. On ne veut pas ériger un nouveau lieu, mais rafraîchir celui-ci. On garde la flexibilité de le réaménager en centre d’art dans ses deux étages à tout moment ». Et Kevin Muhlen d’ajouter : « Il s’agit plus d’un retour aux sources du bâtiment. Le projet architectural est sobre, il ne vient pas se mesurer à la présence du Casino. Ce sera justement quelque chose qui reste en retrait tout en offrant un aspect plus pratique pour la gestion du quotidien – par exemple avec une entrée pour les personnes à mobilité réduite côté boulevard. ». Surprise, il y aura aussi une intervention de l’artiste italo-luxembourgeoise Claudia Passeri, retenue suite à un appel à projets. Le questionnement de départ de l’artiste est en soi parlant : « Je travaille sur la sensation diffuse [que réveille le Casino] d’être au contact d’époques et de personnes variées et j’essaye de lui donner forme… »

Snobismes ou critiques ? Le Luxembourg n’est guère habitué aux changements, ni de personnes, ni de politiques et encore moins d’esthétiques. « Un changement provoque toujours des regards critiques », confirment les deux directeurs du lieu. « L’ancrage dans la tradition, la peur de changer ou de faire autre chose sont des sentiments contradictoires avec un centre d’art. Il faut réaliser que ces lieux sont là et qu’ils vont nous survivre, un jour d’autres personnes mèneront la barque, 20 ans c’est jeune », ajoute Kevin Muhlen. Se redécouvrir et se remettre en question constitue en effet l’identité même du Casino. Au rez-de-chaussée il y aura également un « café culinaire ». Mais ce café va-t-il, en occupant des espaces qui étaient dédiés à l’art, occuper plus l’esprit des futurs visiteurs que les problématiques artistiques ?

Le contenant et le contenu : des vases communicants ? Ne s’agit-il donc pas d’un investissement dans le bâtiment plutôt que dans la programmation ? « Qu’est ce qu’un centre d’art ? demande Jo Kox. Un lieu de monstration de création, de diffusion et de réflexion sur l’art ». Et ce « café culinaire » est-il nécessaire ? « Presque tous les lieux culturels sont des endroits de convivialité, continue-t-il. Un café donne la possibilité de rester plus longtemps et de prolonger sa visite. Puis notre budget n’est plus le même : on réduit un peu l’espace d’exposition, mais on garde le rythme de trois expositions par an. Nous sommes un lieu de création, nous voulons donner la possibilité aux artistes de créer des pièces », explique-t-il encore. L’art ne risque-t-il pas de devenir le décor-design digne des divertissements dominicaux les plus banals ? « Non !, répond Kevin Muhlen. Nous ne voulons pas créer un fourre-tout ‘cool’ qui servirait à faire des selfies et à poster des trucs sur Instagram. Il s’agit de redéfinir le contenant pour convier le public au passage et à la déambulation, à la possibilité de venir se confronter à l’art contemporain de manière plus relax. Pas forcément plus facile d’accès, nous voulons évidemment garder cette pertinence artistique qui nous caractérise. Mais, en côtoyant le lieu pour d’autres activités, on se prêtera au jeu et on entrera un peu plus dans l’art. Notre objectif est d’encourager le flux de gens et de montrer que nous ne sommes pas un bastion où il faut être initié pour y entrer. On partagera la table avec des artistes qui seront en train de monter leur exposition, avec des intellectuels qui viendront donner des conférences, etc. ».

L’art est toujours politique Dans le contexte des mesures d’économies actuelles du gouvernement, les budgets de beaucoup d’institutions culturelles sont revus à la baisse Et c’est évidemment sur le budget artistique que l’on coupe le plus facilement. Ce qui contribue inévitablement au renforcement du contexte général actuel qui consiste à véhiculer des logiques commerciales, à promouvoir l’image d’un sponsor et donc à restreindre plus ou moins la liberté critique... L’art ne devient-il pas spectateur de ces évolutions ? Jo Kox aime bien ces questions : « C’est là tout le jeu, me dit-il, de pouvoir jongler entre toutes ces variables. Il y a une part de vérité et une part d’exagération dans ces propos. Il faut trouver le juste milieu. Le succès du Casino depuis 20 ans est d’avoir réussi à le faire dans jamais désinvestir sa mission principale : le travail artistique a toujours primé. L’exemple de Lady Rosa est clair : on a su maintenir le cap sans jamais censurer l’art ».

Et l’art : fin du White Cube ? Kevin Muhlen promet beaucoup de projets pour la réouverture : « Ils s’inscrivent dans une perspective de redéfinition du Casino. Il y aura une grande expo mais pas ‘anniversaire’. Le projet de la première exposition est donc avec Lara Almarcegui (qui travaille justement avec l’espace, les chantiers et les matériaux de construction), elle va intervenir sur les White Cubes qui sont là depuis 20 ans. Ce sera un geste fort, mais pas destructeur qui entamera une nouvelle ère. Et c’est aussi une manière de remettre en question le White Cube qui est peut-être dépassé aujourd’hui. Il y aura aussi un projet immatériel de Manuel Pelmus et Alexandra Pirici qui présentera des performances autour de l’histoire de l’art et des 20 dernières années d’art contemporain au Luxembourg, il aura lieu dans les espaces du Forum ».

Investir l’espace public Pour susciter de nouvelles rencontres, les résidences d’artistes auront lieu dans l’espace public. « On n’a plus ces visiteurs râleurs qu’on avait auparavant, 95 pour cent de notre public ce sont des adeptes de l’art contemporain et de la culture. En allant dans la rue avec des projets in situ on aborde un nouveau public » explique Jo Kox. Et Kevin Muhlen ajoute que l’art dans la rue « est une source d’échanges intarissable entre l’acte de création et son public. La rue est un terrain d’expérimentation beaucoup plus fertile que l’aquarium ».

Continuer une tradition en la renouvelant Tel semble être le projet du Casino : rester fidèle à soi-même, c’est-à-dire être en devenir constant, ne jamais se satisfaire de la facilité. Présenter surtout des monographies car « c’est la meilleure manière de mettre en avant un artiste en restant proche de son travail, explique Kevin Muhlen. Je n’exclus pas les expositions de groupe, mais cela ne fait sens qu’autour de thématiques profondes, dans une perspective qui ne dénature pas le travail des artistes. Si les White Cubes disparaissent, si les espaces sont remis à nu sans les cimaises en plâtre on verra comment le bâtiment peut entrer en dialogue avec les œuvres et s’ouvrir vers d’autres pratiques artistiques qui s’adapteront mieux à l’espace. Je choisis ce défi et me laisse prendre à mon propre jeu… ». Voilà comment le Casino reste fidèle à lui-même et nous inspire : en se remettant constamment en question et surtout en n’abandonnant jamais l’art !

1 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 52 : « Dès lors qu’on met l’accent […] sur la spatialité des rituels qui accompagnent les rythmes temporels de célébration, on ne peut éluder la question de savoir dans quel espace et dans quel temps se déroulent ces figures festives de la mémoire ».
Sofia Eliza Bouratsis
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