Le cuir. Symbole de force, de dynamisme, de puissance et de désir de conquête. Jadis, on le portait pour la guerre, en bracelet talisman de force, de confiance et de protection. Chez Antoine de Saint Phalle, il revêt le trône de Créon, pour démystifier les temporalités narratives, autant que pour faire asseoir un roi forcé à la cruauté, comme condamné à être tyran, et pourvoyeur de l’avenir de ses sujets, dont cette magnifique « drama queen » qu’est Antigone. Cela semble être un détail, et pourtant, Saint Phalle sur un tapis de terreau visse ce trône vers lequel tout et tous se tournent. Car c’est dans cette direction que se décide leur destin. Rien d’anodin donc à ce que ce royal siège s’impose à cours, tel le château de la tragédie, qui sous ses murs laisse pourrir le corps de Polynice, voyou et traître aux yeux du néo gouvernant qu’est Créon. Là s’enracine l’un des classiques parmi ceux-ci, une pièce d’une puissance tragique sans conteste qui néanmoins aura fini par nous lasser, sans que la troupe installée ce mois au Centaure n’en soit pour quoi que ce soit. Au contraire, si le radotage épuise, Saint Phalle arrive dans son interprétation, à déloger une ligne intéressante.
Ce serait insulter l’école que de faire le résumer de la tragédie d’Antigone. Savoir qu’Œdipe et Jocaste en sont à la genèse, en tant que père et mère de la princesse, devrait convaincre même les moins avertis de la complexité de l’histoire. Et ceux qui sont hantés par leurs problématiques familiales devraient relire le mythe antique, le récit d’Anouilh ou celui de Sophocle – dont Anouilh s’inspire –, pour se rassurer de leur bien-être généalogique. Car après les fameuses tribulations d’Œdipe – il tue son père, épouse sa mère et aura avec elle quatre enfants (Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène) –, cette « nouvelle saison », comme le dirait-on si le scénario avait été du jour, part d’une tuerie fratricide, de trahisons familiales, d’exil d’un roi, du suicide d’une reine et de chapardage de trône, de cuir donc. Une recette qui fait vivre nos écrans depuis leur invention. Rien de nouveau sous le soleil, en somme.
Ainsi, Antoine de Saint Phalle choisi de porter au caveau du Centaure, Antigone de Jean Anouilh. Un lieu de théâtre en tant que tel qui suffirait pour décor de salle du trône, geôle, ou muraille. Partant de ces murs de pierres médiévales, la scénographe Anouk Schiltz ajoute un sol de terre et un ciel de feuilles mortes – un filet de camouflage suspendu aux cintres –, pour un rendu sombre et humide, faisant déborder jusqu’à nos sièges l’angoissante atmosphère de la pièce. Dans ce terrier où la tragédie se joue, les comédiennes et le comédien sont habillés de costumes floutant les époques, âges, genres, et catégories, signés Denise Schumann, qu’on apprécie pour leur harmonieuse sobriété et leur justesse identitaire.
Par cet agencement, le metteur en scène offre une ligne duale, proposant à certains de jouer comme alors, et à d’autres comme d’après. Le contraste est assez brutal de prime abord, Antigone – Nora Zrika, très habitée – répondant à Hémon – Juliette Moro, une fabuleuse découverte – avec la force du théâtre tragique, pour qu’en face elle reçoive réponse dans une justesse plus actuelle. C’est, disons, déroutant, mais cela ne gâche pas les lueurs de jeu, à l’image de Denis Jousselin – dans un rôle de composition – incarnant un roi usé par le pouvoir, qu’on pourrait largement transposer à la sauce moderne que font mijoter nos dirigeants. Complètent le casting, Anne Brionne et Elsa Rauchs, comme toujours excellentes. La première cumulant les rôles entre narration d’histoire qui font peur au coin du feu, et garde, heureux idiot, amenant le rire sans le forcer. La seconde, en sœur impuissante, cette Ismène témoin de la fatalité à venir, mixe présence en tension, avec un langage propre au tragique tenant les mots en bouche, et les lâchant sans trop d’exagération, au bord de la fine limite du trop.
Enfin, si la pièce s’accompagne de quelques longueurs, cette Antigone a tout de même le mérite de nous plonger pleinement dans le thème et l’ambiance d’une œuvre qui sous ce regard se montre telle qu’elle est, douloureuse et obscure, à l’inverse de « l’épique » des mythes antiques. Le parti pris risqué du metteur en scène sur les langages théâtraux adoptés, embrouille un chouilla certes, mais avec une telle distribution tout est permis et Saint Phalle l’a bien compris, à la lueur du choix de distribuer Hémon à Juliette Moro, qui fait de ce prince épris, un jeune premier, à boucle blonde, magnifique de justesse et d’énergie. Dans Antigone, la mort supplante tout du début à la fin, dans cette mise en scène, nous spectateurs, assistons à une pièce façonnée par l’angoisse des maraudes de cette faucheuse indélicate, le tout distillé par une troupe qui a saisi pleinement la portée horrifique qui règne dans ce royaume maudit.