Monter au théâtre un texte, conçu par Fernando Pessoa comme un récit, sans réelle action dramatique, une sorte de monologue sur un thème plutôt abstrait, qui parle d’un sujet philosophique et politique, semble à première vue difficile pour attirer le public. Or, le public est venu, attiré par le titre étrange, par l’intérêt du texte, très dense, mais aussi par son actualisation et une scénographie surprenante.
Carole Lorang, la directrice du Escher Theater, voudrait continuer à programmer des pièces d’auteurs portugais, projet commencé en 2018 avec Le Livre de l’intranquillité déjà de Fernando Pessoa, dans la mise en scène de Rita Bento dos Reis (qui cette fois assure l’assistance à la mise en scène). Cette saison, Jérôme Varanfrain monte une adaptation du Banquier anarchiste – conçu en 1922 par l’auteur comme un récit qui se situe dans un Portugal en crise – et le place dans le contexte de la société néo-libérale actuelle, sous l’emprise de l’argent et de la séduction de la liberté. Avec la scénographe Peggy Wurth (qui signe aussi les costumes), il multiplie les moyens pour capter le regard du public sans le détourner du texte.
L’œuvre est transposée dans la salle de sport d’une banque, l’auteur Pessoa s’est intéressé au sport et à la mise en forme et pour nous, le culte et la performance du corps jouent aussi un rôle important. C’est là que, après un banquet, le fameux banquier (Ali Esmili) rencontre un collègue-interlocuteur (Christophe Garcia) qui, intrigué et amusé, l’interroge sur le fait qu’on le disait autrefois anarchiste.
Les motivations et les débuts de ce banquier sortant de l’ordinaire intriguent : comment concilier la profession de banquier avec l’idéologie d’un anarchiste ? Il évoque d’abord son milieu modeste et sa perspicacité pour s’en sortir. Entouré d’une poignée d’engagés, il décrit son parcours de révolté contre les injustices, les inégalités, en lutte contre les « fictions sociales », produites par des institutions telles que l’Église et l’État. Les anarchistes recherchent avant tout la liberté puis l’égalité et la fraternité. Son collègue de la salle de sport objecte que le système anarchiste n’est pas réalisable en pratique. D’ailleurs, abandonné finalement par les autres, il lutte seul, accumule l’argent, devient banquier et continue, libre, son parcours d’anarchiste. «… or, en me rendant maître de l’argent, c’est-à-dire en me libérant de son pouvoir, j’acquiers de la liberté. »
Pour animer davantage le discours, paroles et performances physiques alternent ; des vidéos, des créations sonores (Jonathan
Christoph) et de lumières (César Santos) défilent et le fond de scène change, devenant soit surface de projection soit miroir du plateau et de la salle. S’ajoute aussi un troisième personnage (Muhamed Redjepi), aux courtes apparitions sur scène, dont la présence reste assez énigmatique. L’anarchiste (Ali Esmili, tantôt vif voire exalté, tantôt réfléchi) essaie de mettre en évidence certaines émotions, sans arriver à les transmettre vraiment.
Le Banquier anarchiste, une expérience de théâtre qui intrigue, emmène le spectateur dans un univers à part sans arriver à l’embarquer pleinement.