Pour démarrer 2023, le TOL prend à bras-le-corps un sujet de société particulièrement inquiétant et encore peu débattu dans l’espace public : les violences domestiques et plus spécifiquement les violences conjugales. Cette problématique, avec l’importante question de la reconstruction, est au cœur de Never Vera Blue (les noms des trois plantes qui accompagnent le drame) de la dramaturge britannique Alexandra Wood. Une pièce, écrite après avoir échangé avec des victimes et créée en 2018 lors du Fringe festival d’Edimbourg. La voilà aujourd’hui dans sa traduction française (par Sarah Vermande) proposée par la metteure en scène Aude-Laurence Biver avec une comédienne de la région, Émeline Touron.
Le spectacle est un seule-en-scène. Sous la forme d’un monologue, une femme va se raconter, parler de sa descente aux enfers, de sa quête de liberté, de sa libération prochaine (la sienne et celle de ses deux filles), de son mari qui pendant des années l’a manipulée, piégée, distillant en elle doute, trouble et même folie. Une violence d’abord latente, sournoise, puis de plus en plus menaçante, à tel point que la femme – elle n’a pas de nom, seules les plantes sont ici nommées – finira par vaciller, perdre ses repères, basculer dans un monde borderline ne sachant plus vraiment où sont la réalité et la vérité. S’en échapper est vital et sa reconstruction se fera à travers le langage, en mettant des mots sur son vécu pour pouvoir faire table rase du passé, en se projetant dans d’autres histoires comme autant de métaphores.
Spectatrices et spectateurs sont les témoins du fil (dis)continu des pensées et des souvenirs, tantôt éclairant, tantôt divaguant de la femme. Celle-ci revit des bribes de son quotidien (d’enfermée dehors à enfermée dedans), parle de sa sensation d’être dans un estomac prête à être expulsée (très imagé !) et raconte en même temps deux histoires qui parlent encore d’emprisonnement et d’acte libérateur. L’histoire revisitée (avec images vidéo) du Petit Chaperon rouge et de sa grand-mère ici dans le ventre du loup et l’histoire d’un soldat qui se cache dans une grotte pour échapper à l’ennemi... La tension monte jusqu’au point de basculement : la violence physique du père à l’encontre de la plus jeune fille.
Sur le plateau, Émeline Touron livre une belle performance avec ce texte complexe, voire compliqué et perturbant, endossant des rôles multiples. Elle est non seulement la femme mais aussi tous les personnages, réels et fictifs, de son histoire et des autres histoires. Si elle arrive à jongler habilement avec ces voix plurielles et à faire naître une nécessaire tension pour faire comprendre le mouvement crescendo de la violence que la victime subit, on a pourtant du mal à y croire complètement.
Une voix off (intéressante idée) donne du relief aux pensées de la femme qui, dans la juste mise en scène d’Aude-Laurence Biver, a l’espace nécessaire pour évoluer et se transformer jusqu’à sa renaissance. En témoigne un beau tableau final (l’image d’une forêt luxuriante s’affiche alors sur le mur du fond, faisant écho aux plantes « enfermées » dans des globes lumineux, seuls éléments de décor avec un tabouret). On comprend qu’elle a retrouvé le sens des mots, qu’elle peut dire « je sais… » et qu’elle va retrouver sérénité et normalité pour se reconstruire. Cette dernière scène lumineuse et pacifiée s’oppose à celle du début du spectacle où l’on découvre une femme plongée dans le noir, perdue et désorientée, munie d’une lampe de poche. Une musique intrigante avec bruitages installe d’emblée une atmosphère cinématographique, renforcée plus tard par la voix off.
La musique, efficace, de Benjamin Zana traverse subtilement le spectacle dont la sobre scénographie, tout en variations de noirs, est signée Christian Klein. Le décor se compose d’une unique et simple structure en bois modulable (avec parois vitrées et lumières) se transformant au fil de Never Vera Blue en différentes figures géométriques qui suggèrent autant de lieux difficiles à construire (changement à vue par la comédienne) et difficiles à fuir. Et les mots de la narratrice de faire surgir la grotte du soldat, le ventre du loup, la chambre dont elle est prisonnière, les urgences de l’hôpital ou le bord de mer où s’est noué le drame.
Never Vera Blue, un spectacle qui bouscule mais qui a du mal à convaincre !