Petit rappel d’une histoire qui commence mal. Leur père a tué son propre père et épousé sa mère. Roi déchu, il a laissé son trône à ses fils qui se sont entretués, offrant le pouvoir à un oncle qui craint de le perdre. Ça ne pouvait pas bien se terminer pour Antigone et Ismène, les deux filles née de l’inceste d’Œdipe et Jocaste. Mythe fondateur de la culture occidentale, la saga des Labdacides est une succession de tragédies qui semblent inéluctables, chaque action menant à la perte de son auteur. Antigone est l’ultime maillon de cette chaîne familiale maudite. Après avoir accompagné son père dans son exil jusqu’à Colone, elle est condamnée à mort sur l’ordre du roi Créon, son oncle, pour avoir enseveli son frère Polynice, tués dans le duel qui l’a opposé à Étéocle, son autre frère. Le prénom Antigone est d’ailleurs lui-même fortement connoté : « anti » signifie contre en grec et « gon- » (ou « gen- ») est une racine indo-européenne qui désigne la famille, la lignée. La jeune femme se définit donc étymologiquement comme « en tension avec sa famille ».
Le personnage d’Antigone a donné lieu à de multiples versions intimement liées au contexte historique dans lequel les textes ont été écrits. S’intéresser à ce mythe aujourd’hui ne fait pas exception. Les sources mentionnant le personnage d’Antigone sont déjà nombreuses dans la littérature grecque antique, chez Homère ou chez Eschyle. Mais Sophocle en fait le personnage central de sa pièce, en 442 avant J.-C.. La postérité littéraire multipliera les Antigone et la place qu’elle occupe symboliquement. Chez Racine (La Thébaïde ou les frères ennemis, 1664), elle apparaît plus comme une amante que comme une sœur dévouée. Elle se suicide par amour pour Hémon, son fiancé (et fils de Créon) qui s’est interposé entre les deux frères ennemis Étéocle et Polynice. Chez Anouilh (1944), puis chez Brecht (1947), Antigone devient une héroïne de la Résistance face à un Créon tyrannique. Dans le contexte de la guerre et le immédiate après-guerre, Antigone forge son destin et le peuple se reconnaît dans sa capacité à résister. C’est aussi la figure de la dissidente, éprise d’amour et de justice, face au pouvoir patriarcal et tyrannique de Créon que met en valeur Henry Bauchau (1997) dans une version romanesque du mythe.
Au Théâtre du Centaure, le metteur en scène Antoine de Saint Phalle a choisi la version de Jean Anouilh. La pièce a été créée pour la première fois en février 1944, soit quelques mois avant le débarquement. Un fait divers, survenu en août 1941, aurait inspiré l’auteur : le résistant Paul Collette tire sur Pierre Laval et Marcel Déat, des collaborationnistes de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme (LVF) qui se réunissaient à Versailles. Cet acte de résistance, isolé et désespéré, inspire à Anouilh une réinterprétation personnelle du mythe d’Antigone. De nos jours, ce sont d’autres actes de résistance que le metteur en scène veut saluer : « Antigone, c’est celle qui dit non. Comme une Greta Thunberg, comme les femmes iraniennes qui enlèvent leur voile, comme les jeunes qui défilent les vendredis pour le climat ». Aussi, il situe la pièce en 2050 (c’est écrit dans le programme de salle, le texte n’a pas été modifié), sur un plateau aride où rien ne pousse plus. « Ce futur proche est une façon de souligner que c’est trop tard. Et comme nos dirigeants restent sourds aux recommandations du Giec, le roi Créon s’accroche aux derniers vestiges d’une ancienne société bâtie sur le patriarcat. » Pour Anouilh, et pour Saint Phalle, le roi endosse une charge qui le dépasse. Il est victime de sa position et de son obstination, enfermé dans un rôle. Ce jusqu’au-boutisme de Créon confère à l’absurde. « Il a fait tellement de compromis pour être là où il est qu’il ne peut pas revenir en arrière », poursuit le metteur en scène dans son analyse. La seule chose qui l’importe est de maintenir l’ordre dans Thèbes, sachant ce que cela comporte de calcul, de mensonge et de cynisme. Il sait que les deux frères Étéocle et Polynice ne valent pas mieux l’un que l’autre, mais « il s’est trouvé que j’ai eu besoin de faire un héros de l’un d’eux […]. J’ai fait ramasser un des corps, le moins abîmé des deux, pour mes funérailles nationales, et j’ai donné l’ordre de laisser pourrir l’autre où il était. » Son obstination est plus politique que despotique.
Idéaliste et révoltée, Antigone se heurte à l’ordre établi sans violence, sauf contre elle-même, puisqu’elle est prête à mourir pour ses convictions. Elle affirme la liberté de la conscience : « Je suis là pour vous dire non et pour mourir. » Elle est le symbole d’une jeunesse engagée qui refuse tout compromis, une adolescente intransigeante, qui ne veut pas sacrifier son idéal à la réalité. Elle place l’humain face au politique, la loi non-écrite contre les règles édictées, « comme les jeunes générations ne veulent plus attendre que le changement arrive d’en haut. Les jeunes qui manifestent m’impressionnent par leur détermination », compare Antoine de Saint Phalle. À 23 ans, Nora Zrika, qui interprète Antigone, incarne parfaitement cette génération. Elle constate, amère : « Antigone fait le choix de mourir pour sa morale. Nous n’avons plus le choix, on sait que c’est foutu. Comme elle, nous payons le prix des orientations des générations précédentes ». Cependant la comédienne nuance : « Parfois on s’essouffle devant la fatalité, alors on vit. Elle refuse le bonheur. Personne n’est aussi radicale qu’Antigone ».
Le geste d’Antigone qui brave l’interdit oblige Créon à choisir entre la survie de son monde ou celle de sa nièce, promise à son fils. On connaît la fin : Antigone se pend avant que le jugement ne puisse être accompli. Son fiancé se donne la mort à ses côtés, crachant au visage de son père. Eurydice, la reine, se tranche aussi la gorge de désespoir. Voilà Créon tout seul, mais tout seul au milieu de l’ordre.
Créon n’est pas le seul survivant de l’histoire. Mais les mythes sont pleins de héros et ne retiennent pas les personnages secondaires. Ainsi, sa sœur Ismène est une des grandes oubliées de la tragédie. Chez Anouilh, tout oppose les deux sœurs : Antigone est « la maigre jeune fille noiraude et renfermée » quand Ismène est « la blonde, la belle, l’heureuse ». À l’une la bravoure, à l’autre le respect de l’autorité. Ismène ne défie pas l’ordre de Créon, ce qui lui vaudra la condescendance, voire le mépris des commentateurs. Mais est-ce lâche de choisir de vivre ? La pièce Schwester von de Lot Vekemans, montée au Kasemattentheater, va donner la parole à celle qui est restée dans l’ombre de sa sœur, celle qui n’a pas pris part au combat. Elle va dépoussiérer l’histoire pour donner sa version des faits. Anne Simon, qui signe la mise en scène, abonde dans le sens de Nora Zrika : « La plupart des gens ne sont pas aussi héroïques qu’Antigone. Nous sommes tous et toutes plus proches d’Ismène. »
Après la mort violente de chacun des membres de sa famille, Ismène ère dans une sorte de purgatoire depuis une éternité. Elle n’a pas reçu d’absolution et se trouve dans ce royaume intermédiaire où les chiens hurlent et les mouches piquent. Personne ne la voit et elle n’est même pas sûre de pouvoir raconter son histoire. « Je ne peux pas imaginer que quelqu’un – quelqu’un d’entre vous – s’intéresse à mon histoire. Je veux dire, si c’était le cas, il y aurait bien quelqu’un qui se serait manifesté un jour. Pendant toutes ces années. Vous avez eu le temps, non ? Trois mille ans, ou davantage. Déjà trois mille ans que je ne suis pas un sujet de conversation. »* Seule en scène, Marie Jung va progressivement reconstituer l’histoire de la sœur non-héroïque d’une héroïne dont on ne dit pas le nom. « Je me suis juré que le nom de ma sœur, que son nom... je ne le prononcerais plus jamais ». Elle pointe des incohérences d’un système qui a décimé sa famille. « J’étais la seule normale dans un environnement de détraqués /.../ Ils sont tous tombés comme des dominos, moi seule suis restée debout. » À travers ce monologue, Ismène s’interroge sur les notions de courage, de devoir, de destin, d’absolu et de responsabilité. Elle met à en doute les décisions prises et réclame sa place dans l’histoire, d’abord avec retenue, presque avec résignation, puis plus en plus avec courage et détermination. Elle est portée par le refus des principes absolus de sa sœur et de son oncle et elle en expose l’inanité, voire la toxicité. Par ses propres interrogations, elle demande en filigrane au public : et vous auriez-vous affronté l’autorité au péril de votre vie ?
« Nos histoires de héros, celles qui sont restées dans la mémoire collective, parlent généralement de personnes qui font des choses et non de personnes qui laissent les choses se faire », détaille Anne Simon. Elle veut mettre en évidence « d’autres narrations, d’autres récits qui ne sont pas les grandes histoires des grands hommes ». Le choix de Schwester von permet de « donner une voix à celles qui n’en ont pas », selon les mots de la comédienne Marie Jung. Elle cite aussi le personnage d’Ophélie, essentielle à l’histoire d’Hamlet, mais très petit rôle chez Shakespeare. Ce choix pose la question très actuelle de quels sont les récits auxquels nous prêtons attention, dans un contexte où les minorités, réelles ou symboliques, reprennent voix au chapitre. « La pièce est une sorte d’anti-théâtre qui remet en cause les structures classiques. Ismène se demande si elle a le droit de se raconter et quel est le devoir du public face à cette anti-histoire », poursuit la metteuse en scène.
Aussi, Anne Simon a choisi un dispositif d’une simplicité, voire d’une banalité rare, épousant ainsi l’anti-héroïsme d’Ismène. « Je ne veut pas de d’effets, pas de bling-bling, pas de musique, pas de fumée, pas de filtre... » Elle conclut : « Les blockbusters à la Marvel fonctionnent sur les mêmes ressorts dramatiques que les mythes antiques. On est conditionné à rechercher l’effet wow. Pas facile de s’en départir. »