Poids Ce jeudi soir, lors de son discours en amont du 1er mai, le président de l’OGBL, André Roeltgen, faisait le récit de la bataille héroïque menée contre les modulations de l’index entre 2006 et 2013. L’ennemi désigné : Jean-Claude Juncker et « le gouvernement mené par le CSV » – le partenaire de coalition socialiste était pudiquement passé sous silence. « Huit ans durant », l’OGBL aurait résisté contre les « revendications populistes » et les « attaques ». La longue excursion historique de Roeltgen sonnait comme une justification a posteriori de l’appel lancé en 2013 par son prédécesseur Jean-Claude Reding « à ne pas voter CSV ». Celui-ci avait enfreint la règle qui veut que l’OGBL maintienne au moins l’apparence d’une indépendance politique inscrite en 1979 jusque dans son nom. Reding revendique-t-il une part de paternité du gouvernement Bettel/Schneider/Braz ? « Je ne sais pas, répond-il. Peut-être que le CSV a reçu quelques votes en moins, mais je n’exagérerai pas notre rôle dans le résultat du vote. » Reding avoue s’être depuis posé la question « s’il était opportun d’accentuer notre position ou non ».
La précédente coalition sociale-libérale – celle de 1974 – avait été préparée par la grève générale du 9 octobre 1973. Le tout dans un contexte de « gauchisation » des sociétés européennes au lendemain de mai 68. À l’époque, le LAV exigeait l’abolition du Srel et la nationalisation des logements locatifs ; le LSAP la « demokratische Mitbestimmung über Produktion und Verwaltung ». En 2013, par contre, l’OGBL était sur la défensive, assagi par des décennies de syndicalisme assis et de grèves toujours annulées (1990, 1992, 2000).
« L’OGBL ne vote pas pour un certain parti, il s’exprime en amont des élections », telle est la formule alambiquée qu’emploie Roeltgen cette semaine dans une interview au Tageblatt. L’OGBL enverra un catalogue de revendications aux partis en lice et se réservera le droit de « réagir » et de « se positionner ». Dans son discours de jeudi, Roeltgen livrait la checklist. À commencer par une augmentation du salaire minimum de dix pour cent. Notant que le LSAP et Déi Lénk soutenaient une telle augmentation et que le CSV « a envoyé des signaux positifs », il appelait le DP et les Verts à « Faarw bekennen » en déposant un projet de loi. Roeltgen tirait une autre « ligne rouge », menaçant indirectement le CSV : « L’OGBL se prononcera ouvertement contre les partis qui soit ne disent rien de concret à ce sujet, soit se prononcent pour une dégradation de notre système de retraite. »
Pour attester de son efficacité et de son implication dans les dossiers sociaux, l’OGBL est condamné de vendre des victoires à ses cotisants. En distribuant quelques bonnes notes au gouvernement (la convention collective dans le secteur de la santé, le réaménagement du congé parental ou encore la réforme fiscale), l’OGBL se revalorisait également lui-même. Alors qu’en 2013, la consigne explicite était de « ne pas voter CSV », le message implicite en 2018 semble être de « ne pas pas voter LSAP » ; ce qui revient grosso modo à la même chose.
Mais « le syndicat numéro 1 au Luxembourg » fait-il encore peur aux responsables politiques ? Son poids électoral s’est amenuisé. Il y a quatre ans, au dernier congrès du syndicat, Jean-Claude Reding avait tiré un portrait statistique des 70 891 membres : 44 pour cent sont des frontaliers, vingt pour cent des résidents étrangers et 36 pour cent des Luxembourgeois. Seulement 25 000 adhérents disposent donc du droit de vote (contre 30 000 membres de la CGFP) ; et ils ne suivent pas forcément les consignes politiques du bureau exécutif. Le résultat du référendum de 2015 est venu le rappeler. Très tôt, le cénacle dirigeant avait compris que c’était perdu d’avance. Refusant de s’embarquer dans une mission suicide, André Roeltgen réduisait ses interventions publiques au strict minimum syndical. Dans les jours qui suivaient le dimanche 7 juin, il restait injoignable pour la presse.
Organique Jadis « organiques », les liens entre syndicat et parti se sont dissous. Au point que Lucien Lux entrera peut-être dans l’histoire politique comme le dernier apparatchik de l’OGBL à avoir accédé, en 2004, à un poste ministériel. Pour la première fois dans l’histoire de la social-démocratie luxembourgeoise, aucun des cent permanents de l’OGBL ne figure sur les listes socialistes pour les législatives. (Pas plus qu’on ne trouve un ouvrier sur la liste LSAP de la circonscription Sud.) Expliquant vouloir se concentrer sur son mandat de députée, Taina Bofferding a démissionné de l’OGBL en 2016. Elle n’aura pas réussi à se constituer une base au sein du syndicat, alors même qu’elle y était en charge de la section des jeunes. Frank Arndt, député-maire de Wiltz et ancien secrétaire général de l’OGBL pour la région Nord, ne se représentera plus aux prochaines élections, disant vouloir éviter un nouveau cumul des mandats.
Les liens personnels entre les dirigeants socialistes et syndicaux sont, eux aussi, étonnamment faibles. Dan Kersch, ami d’André Roeltgen depuis le temps du Escher Jugendhaus et dont l’épouse vient d’être embauchée par l’OGBL comme « coordinatrice événementielle », est probablement le membre du gouvernement le plus proche du syndicat. Alors qu’au dernier congrès national du LSAP, le président du parti Claude Haagen soulignait l’importance « des relations avec les syndicats et surtout avec l’OGBL », l’aile syndicale est ultra-minoritaire. Son exposante la plus connue, Vera Spautz, est devenue invisible depuis sa cuisante défaite aux communales. Quant aux appels sporadiques des « Lénks-Sozialisten », leur fonction est surtout thérapeutique, un exutoire aux frustrations des militants.
Vinaigre Le président de l’OGBL a une réputation de négociateur coriace, qui n’hésite pas à faire capoter une réunion s’il estime que cela pourra faire avancer sa position à moyen-terme. Mais la colère récente de Roeltgen, qui prenait comme cible le ministre du Travail, Nicolas Schmit, était surprenante. Surtout qu’elle fut déclenchée par ce qui pouvait sembler comme une bagatelle : Le refus de Schmit de passer outre une opposition formelle du Conseil d’État et de laisser la Chambre des salariés (CSL) coopter trois membres non-élus dans sa plénière. Interrogé par le Land sur un éventuel refroidissement de ses relations avec le gouvernement, André Roeltgen répond via mail qu’il s’agirait là d’« une supposition » qui aurait été « inventée par d’autres », qui ne le préoccuperait ni lui, ni l’OGBL et sur laquelle il ne désirait pas s’exprimer.
L’OGBL et le LCGB demandaient le droit de nommer trois de leurs permanents à la CSL en en court-circuitant le processus électoral. Ce qui témoigne d’un certain paternalisme bureaucratique : les délégués issus des entreprises devraient être « mieux soutenus ». Actuellement, aux élections sociales, les salariés de l’OGBL ou du LCGB doivent se présenter dans le « groupe 5 », une liste fourre-tout incluant « les salariés appartenant au secteur des services ainsi qu’aux autres branches non spécialement dénommées ». Les secrétaires centraux s’y retrouvent coupés de leurs fiefs socio-professionnels.
Le Wort soupçonnait illico André Roeltgen de se ménager une planque à la CSL, tout en écartant le risque d’un score humiliant. Et de rappeler qu’en 2013, il y avait été élu de justesse, finissant neuvième. (Les suffrages de liste étant prépondérants aux élections sociales, quelques votes de panachage suffisent à classer les candidats.) Le quotidien catholique spéculait même que le président de l’OGBL envisageait de se faire parachuter président de la CSL sans passer par la case élections. Ce poste se libérera effectivement bientôt. Jean-Claude Reding confirme face au Land qu’il ne briguera pas de nouveau mandat comme président en 2019. Ce poste devrait revenir à un actif, or il sera, lui, officiellement à la retraite à partir du 1er juillet.
Le Conseil d’État ne goûtait guère le modèle de la cooptation proposé par la CSL. Dans leurs avis, les Sages y voyaient « une distorsion des résultats issus du vote » des élections sociales : Soixante membres se présentent au scrutin des électeurs, tandis que trois font leur entrée par la petite porte ? Devant la commission parlementaire, Nicolas Schmit clarifiait qu’il était « hors de question » de passer outre ces oppositions formelles comme l’exigeait l’OGBL. Le 19 avril, à la tribune de la Chambre, il durcissait le ton, démontant une loi qu’il avait pourtant accepté de déposer. Il s’exclamait sur un ton énervé : « J’aimerais que vous le disiez de manière claire : ‘Une démocratie ne connaît pas de cooptation !’ Ce n’est pas possible que les uns passent par une élection et que les autres soient déterminés dans une arrière-salle et puis cooptés. » Déjà début avril, dans une interview accordée au Wort, le ministre accusait à demi-mots le président du syndicat d’avoir menti dans le dossier des comptes épargne-temps. Pour un ministre socialiste du Travail c’est inouï. Mais à six mois des élections, tous ont intérêt à ce que l’atmosphère se détende.
#Gewerkschaftsstaat Roeltgen est le premier président de l’OGBL à ne pas être encarté au LSAP. Mais les anciens réseaux peuvent toujours servir et, comme président de l’OGBL, il a continué à emprunter les « kuerz Weeër » reliant syndicat et parti. « La résistance conséquente de l’OGBL » aurait conduit à des améliorations par rapport à l’ancienne loi PAN, déclarait-il fièrement ce jeudi. Mais la principale victoire de l’OGBL des cinq dernières années ne fut pas le résultat d’une mobilisation, mais d’un déjeuner entre André Roeltgen et le ministre de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP). Le compromis qui commençait à se cristalliser au bout de treize heures de négociations tripartites à Senningerberg, fut retourné au cours de cette réunion informelle entre les chefs syndical et socialiste. Nicolas Schmit dut retourner devant les organisations patronales pour leur expliquer que les termes de l’arrangement avaient changé en faveur de l’OGBL. Vexés, elles agitent entretemps le hashtag « Gewerkschaftsstaat » sur Twitter.
Nicolas Schmit reste le meilleur relais de l’OGBL dans un gouvernement très éloigné de la culture syndicale. Au lendemain des élections, il a ainsi remodelé à la va-vite le projet de loi sur le dialogue social dans les entreprises. Dans les PME, la loi concentre l’ensemble des crédits d’heure sur le seul délégué du syndicat qui y est majoritaire. C’est-à-dire, dans la plupart des cas, l’OGBL. (Au lieu d’un partage des crédits d’heure à la proportionnelle entre syndicat majoritaire et minoritaire, comme le prévoyait le gouvernement Juncker-Asselborn II.) Le LCGB fut livide ; le député et ministre fantôme du Travail Marc Spautz (CSV) promettant d’abolir la loi en cas de restauration chrétienne-sociale. En 2014-2015, au moment où la loi passait par le Parlement, trois permanents de l’OGBL siégeaient dans la commission du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité Sociale. Alors qu’y était abordé le point des crédits d’heure, le député Serge Urbany (Déi Lénk), se sentant en proie à un conflit d’intérêts, se levait et quittait la réunion. L’ancien responsable du service juridique de l’OGBL avait en effet suivi le projet de loi pour son employeur. Taina Bofferding et Frank Arndt restèrent, eux, assis. Le dernier se faisait même nommer rapporteur pour la loi. Dans une interview au Tageblatt parue la semaine dernière, il citait le projet de loi comme un de ses principaux succès politiques. Il aurait pu y « mettre ses forces à l’épreuve ».