Rappelez-vous l’époque où vous aviez un agenda. Faute de moyens de communications mobiles et pour éviter les fâcheuses conséquences de tout imprévu, chacun avait un « emploi du temps ». Cela semblera sans doute archaïque à nos petits-enfants, comme pour nous l’époque où il ne suffisait pas de tourner le robinet pour avoir de l’eau ou appuyer sur un bouton pour avoir de la lumière, mais où l’on devait ramener des seaux d’eau et prévoir un stock de bougies et d’allumettes. Pour ceux qui s’en souviennent encore, donc, jusqu’à récemment, il y avait un temps pour le travail et un temps pour les loisirs. Le mardi, c’était film à la télé, le samedi foot à la radio. Le dimanche c’était, selon les croyances familiales, messe, tiercé ou École des fans, ou les trois à la suite pour les moins chanceux. Maintenant, plus besoin d’attendre le samedi soir pour voir la suite de Dallas, une bonne connexion Internet et un petit abonnement Netflix permettent de regarder l’intégrale de Mad Men en un (long) week-end et, sur les chaînes de sport, il y a toujours un match de football à regarder, même si c’est de la deuxième division néo-zélandaise. Avant, à treize heures, c’était le journal de treize heures, à huit heures c’était le journal de huit heures (exception faite pour De Journal qui passe toute la nuit sur RTL, mais c’est une autre histoire). Puis sont venues les radios et les chaînes télé proposant de l’information en continu. Et, maintenant, pour se tenir informé, on n’a même plus besoin d’allumer quoi que ce soit, on reçoit sans arrêt les notifications sur son smartphone, dans un flux permanent qui semble ne jamais se tarir, où se mélangent messages personnels, dépêches de presse, publicités plus ou moins déguisées, traits d’humour, fake news et vraies informations.
Avant, on se donnait rendez-vous à une heure précise, en un lieu déterminé à l’avance, pour faire quelque chose qu’on avait prévu. Maintenant, on sait tout le temps ce qu’improvise tout le monde, et, éventuellement on trouve cinq minutes pour y participer, au mieux en personne, au pire via un commentaire ou un like. Avant, on planifiait un repas au restaurant pour discuter avec des amis qu’on n’avait plus vu depuis longtemps. Maintenant, on partage son repas au foodtruck avec des amis qu’on n’a jamais vus, via Facebook ou Instagram. Cela permet de faire un peu de tout, tout le temps, un peu comme on mange désormais des fraises ou des cerises de mars à novembre, quand on en a envie, alors que nos parents n’avaient pas d’autre choix que de se gaver de clafoutis, de tartes et de crumbles pendant les trois semaines de la récolte, pour ensuite être sevrés pendant les 300 jours restants et retrouver l’appétit pour la séance de gavage de l’année suivante.
Il n’y a plus de saison, il n’y a plus de raison. Les soldes n’ont pas commencé il y a une semaine, elles ne se sont jamais arrêtées, entre les ventes privées, les mid-season clearance et les offres promotionnelles. À la limite, difficile aussi de déterminer quand commence et se termine votre journée de travail : avec le premier e-mail de la journée ? En passant la porte du bureau ? En s’endormant le soir ? Heureusement, il y a les vacances pour redonner un rythme à nos vies. Tout commence par le Tour de France, qui vous permet de caler vos siestes sur le début des après-midi et vos apéritifs sur les cols de première catégorie. Avouons-le, une bonne bière bien fraîche est encore meilleure lorsqu’elle est dégustée devant le spectacle d’un homme transpirant pour gravir une pente à quinze pour cent sous un soleil de plomb. Tous les ans, le parcours change, mais on sait néanmoins qu’on débute par une bonne semaine d’étapes de plaine, celles dont vous pouvez vous passer avant de démarrer vos congés : il vous suffit juste de rentrer un peu plus tôt du travail pour voir l’arrivée au sprint et profiter ainsi des dix meilleures minutes de la journée. C’est seulement ensuite que commencent les choses sérieuses, en même temps que les vacances des enfants (il faut croire que le calendrier scolaire luxembourgeois est calé sur le début des étapes des Alpes).
Mais il n’y a pas que le Tour de France ! Avec les congés va revenir le temps de l’organisation. Où que vous alliez, vous avez besoin d’un minimum de préparation, ne serait-ce que pour savoir quelle est l’heure idéale à laquelle arriver au buffet, ou à la piscine, pour avoir le plus grand choix d’entrées possible (respectivement, une place sur un transat à l’ombre). Si vous partez en club, il va falloir se caler sur la soirée cabaret ou l’aquagym. Si vous comptez profiter des prochaines semaines pour vous cultiver au festival d’Avignon, au Montreux Jazz Festival ou à l’Ultra Music Festival à Split, il va bien vous falloir potasser un minimum les programmes, à moins que vos goûts ne soient suffisamment éclectiques pour apprécier aussi bien Antigone de Sophocle en japonais sous-titré en français qu’un concert de David Guetta massé dans un stade avec 50 000 post-adolescents transpirant de la bière. Et même si vous ne faites rien, que vous êtes adeptes des staycations (ou « vacances à domicile »), il va bien falloir concocter un semblant de planning : un jour à la piscine, l’autre au restaurant, au cinéma, au musée, au golf ou consacré à faire une partie entière de Monopoly avec vos enfants, ou commencer avec eux ce satané puzzle de 3 500 pièces représentant un ours polaire sur la banquise un jour de blizzard.
Le repos, c’est la seule chose qu’on n’a pas encore réussi à découper en petits morceaux, à consommer au fur et à mesure de la journée. Il nous faut encore notre quota de sommeil – si possible à heure fixe et pas par micro-siestes étalées entre les autres activités. Pour les congés, cela semble encore plus évident : autant quitter ses collègues plusieurs jours d’affilée. Quitte à être sur la Costa Brava, tant que les ingénieurs de la Silicon Valley n’ont pas mis au point de moyen efficace de téléportation, autant prendre méthodiquement son quota de soleil, de sable et de cava, avant de se préparer à une dizaine de mois de travail complètement désorganisés…