Normalement, juin, c’est le mois où tout le monde est de bonne humeur. Le Kyosk est ouvert tous les jours et permet aux travailleurs du Kirchberg de se croire en congés le temps de leur pause midi. Le soleil se couche tard, et les week-ends à rallonge s’enchaînent, entre la Pentecôte et la fête nationale. C’est aussi le mois traditionnel du départ en colo dans les écoles. Un moyen idéal pour la Joffer de renforcer les liens entre les élèves à coup de batailles de petits suisses dans la Petite Suisse, mais également de compléter sa propre collection de Pokemon (il paraît que le Müllerthal regorge d’espèces rares, qu’elle peut chasser tranquillement puisque les portables sont interdits aux élèves). C’est aussi le mois des grillades et des apéritifs qui s’éternisent. Le mois des terrasses. Le mois des promenades en vélo, ou en cabrio.
Bref, en juin, on ne voit pas de raison d’être stressé.
Pourtant, cette année, c’est horrible. Pire que vos camarades de classe qui faisaient tourner leur stylo autour de leur pouce. Pire que votre voisin de bus qui renifle toutes les deux minutes au lieu de prendre un mouchoir. Pire que votre collègue qui machouille sa touillette à café à longueur de journée. Pire que les forcenés qui s’acharnent à tordre des trombones sans défense. Pire que vos amis qui vous parlent en même temps qu’ils whatsappent leurs autres amis qui ne sont pas venus à l’apéro. Pire que votre vieille tante Hortense qui cligne des yeux pour ponctuer chaque fin de phrase. Pire que les allergiques à la musique classique qui vont quand même à la Philharmonie et sont pris d’une quinte de toux dès que la lumière s’éteint et que le concert commence. Pire que les spectateurs de l’Utopolis qui font exprès de ne pas finir leur pop-corn avant le début du film pour agrémenter les meilleures scènes d’un petit « scroutch scroutch » en Dolby Surround, pile dans vos oreilles. Pire que tout cela, donc : vos enfants ont acheté un hand-spinner. Voire deux ou trois : uni, à paillettes, luminescent, en plastique, en aluminium, avec une photo de chiot ou un drapeau américain. Et ils les font tourner sans arrêt, en avant, en arrière, main gauche, main droite, en équilibre sur le pouce, puis l’index, puis le pouce, puis le majeur, puis… STOP ! Un des arguments publicitaires de ce gadget, qui n’en a pas besoin vu son succès, serait que l’engin aide les enfants à se focaliser sur une chose, et réduirait leur anxiété. Cela n’a rien de prouvé, mais l’expérience montre, par contre, une claire augmentation du stress parmi les parents soumis au spectacle permanent d’enfants faisant tourner frénétiquement des petites hélices dans leurs mains.
Vous veniez tout juste de jeter les deux derniers sacs de bracelets looms achetés en 2015, qui ont complètement desséchés dans la boîte à gants de la voiture. Le Rubik’s cube de l’année dernière reste désespérément figé sur l’étagère avec une seule face complète. L’album Panini de l’Euro 2016 a rejoint la vuvuzela verte achetée pour le mondial d’Afrique du Sud. Et voilà qu’arrive un nouveau bidule inutile. Ceci dit, cette année, le bidule ne fait pas de bruit, marche sans pile et ne coûte pas trop cher.
Son principal intérêt, si ce n’est l’unique, est sa capacité à tourner. Cette invention n’est pas sans rappeler la toupie, le hula-hoop ou le yoyo, les plus belles inventions de l’homme depuis la roue. Quelque chose de simple, un roulement à billes et un bout de plastique. Ça ne tombe pas en panne, ça n’émet pas de CO², ça n’est pas attaqué par des virus. La seule chose que vous risquez c’est de le faire tomber sur le pied. À la limite, cela pourrait vous hypnotiser tels les yeux du serpent Kâa dans le livre de la jungle. Et puis ? C’est tout. Ça tourne et ça tient à peu près en équilibre. La prochaine étape, ce sera peut-être des gyroscopes de précision ? Des pendules de Foucault miniatures ? Des disques d’Euler ? Silence, ça tourne : la révolution est en marche.