Depuis Inland Empire, trip indigeste réalisé en Mini DV en 2006, le maestro de la beauté convulsive a délaissé peu à peu ses bijoux sensoriels imprimés sur pellicule pour se consacrer entièrement à sa première passion, la peinture, qu’il a étudiée aux Beaux-Arts de Boston et de Philadelphie bien avant de se lancer corps et âme dans l’image en mouvement. La première grande rétrospective consacrée à l’œuvre plastique de David Lynch a eu lieu à la Fondation Cartier en 2007. L’air y était en feu alors que depuis, l’encre noire semble avoir donné un rendez-vous secret à la blancheur de la pierre de Sonthofen.
C’est grâce à Hervé Chandès de l’établissement susdit que Lynch découvre, à la suite de son exposition, le procédé lithographique dans l’atelier parisien Idem, dans lequel des grandeurs comme Picasso, Giacometti et Matisse ont déjà exercé leur art. Se distanciant des effets de texture et de matière de ses œuvres peintes pour The air is on fire, qui ont fait naître des collages tridimensionnels rappelant un certain Robert Rauschenberg, le géniteur torturé de Laura Palmer retrouve la surface plane de la toile et se rapproche par ce biais de nouveau à petits pas du cadre cinématographique.
L’ensemble des dessins et des œuvres lithographiques que la haute bourgeoisie luxembourgeoise en écharpe de velours a pu déguster au vernissage de la galerie Nosbaum [&] Reding jeudi dernier, a été réalisé après cette exposition majeure à Paris en 2007. S’il est à déplorer que seulement 18 des 62 lithographies noires et blanches imprimées sur papier japon ont trouvé leur chemin de la Poudrière du Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines, où elles furent exposées jusqu’au 18 octobre 2010, à la galerie Nosbaum [&] Reding, l’un ou l’autre mécène a pu se réconcilier avec les neuf dessins au crayon gras lithographique, vendus pour la modeste somme de 7 500 euros pièce.
Dans sept de ces neuf dessins, des têtes humaines sont reconnaissables, bien qu’elles soient déformées et se distancient volontairement d’un réalisme que Lynch se voit imposer par la nature indicielle de l’image cinématographique dans son œuvre filmique. Flirtant avec une représentation cubiste qui se fiche de la perspective traditionnelle issue de la Renaissance, pour montrer le crâne humain dans toute sa laideur et de tous ses côtés en même temps, le trait noir lynchien n’est pourtant pas dépourvu d’humour, comme on peut l’apercevoir dans Man with Flies ou Party Girl. Mais l’humour côtoie toujours le monstrueux, qui est souvent issu de la banalité, de l’intimité et de la nudité.
Par ces jeux de contrastes naît l’inquiétante étrangeté, chère à notre compère Sigmund Freud, que cet artiste américain du XXe siècle a pu traduire en images et en sons mieux que personne d’autre. Ses œuvres relèvent de l’ordre du malaise : même si les silhouettes de ses personnages semblent tracées par une main d’enfant, elles se perdent toutes dans un magma mystérieux qui frôle les recoins les plus sombres de la perversité humaine. Dans Head talking about Billy et la lithographie I Find It Very Difficult to Understand What is Going on these Days, des masses noires émanent tel un vomissement de la bouche du premier, tel un jet de sang noir de la tête du second.
On ne peut s’empêcher de penser aux poupées de Hans Bellmer, rehaussées du pouvoir associatif de Man Ray et accouchées sur papier avec une patte qui rappelle celle d’un Francis Bacon.
Mais est-ce que les plus récentes œuvres de Lynch se réduisent vraiment à une marmite réchauffée des plus grands représentants du surréalisme ? En quoi est-ce qu’il se renouvelle par rapport à son œuvre précédente ? La spécificité semble plutôt régner dans l’association de cette typographie infantile inscrite dans les œuvres qui, telles des rébus, demandent à être déchiffrées en même temps que l’œuvre figurée. Dans celle-ci, nombreux sont les contours simplistes détourant une maison, une architecture qui nous rappelle notre « chez nous » protégé, où famille et insouciance sont les stéréotypes véhiculés par les images de publicité depuis toujours. Alors qu’à l’intérieur de ces espaces lynchiens, des bonshommes rappelant par certains aspects des personnages de dessins animés américains, se promènent avec des couteaux (Man in Room with Knife) ou égorgent en plein jour la partenaire avec des bras surdimensionnés (I Hold you Tight).
Cet artiste complet montre avec une nouvelle technique ce qu’il sait faire de mieux : révéler par la représentation artistique ce que la nature humaine a de plus morbide en elle. Il est difficile à dire si son rire pessimiste donne de l’espoir où l’enterre définitivement. Car dans Billy Has a Friend, une silhouette très solide mais infantile est sur le point de balancer le corps d’une femme, dessiné dans toute sa fragilité, en l’air.
Espérons que celui qui déclara une fois « Nous venons tous du ventre d’une mère, du rêve d’une femme », ne s’aventurera jamais à imaginer un Billy qui lâche définitivement cette créature sublime dans le vide.