Comment le mauvais goût, le laid et l’irrationnel peuvent-ils s’entremêler afin d’aboutir à une certaine esthétique conceptuelle de la réduction formelle, de l’épure vidéographique et de l’économie des expressions corporelles ? Le propos de l’exposition Disembodied Archetypes de Tamy Ben-Tor et de son compagnon Miki Carmi n’est pas axé sur la beauté de l’art, mais prend la forme d’une grande farce dramatique et humaine sur les archétypes des Juifs sous couvert autobiographique. L’exposition précédemment montrée cette année à la galerie Zach Feuer représentante des artistes à New York est présentée à la galerie Beaumont-public.
Le visiteur découvre dans l’espace central, une série de peintures représentant la paternité de Tamy Ben-Tor dépeinte à l’huile sur toile par Miki Carmi : la figure de la mère et du père par exemple, sous les titres Mom ou encore Nosferatu. Les portraits sont repoussants, visages marqués par les rides et la vieillesse, veines et artères saillantes, crânes chauves, tâches de peaux, yeux fatigués par le cours de la vie. Ces « têtes » sans cous ni corps, coupées de leurs racines sont complémentées par des photographies accrochées sur les murs de manière disparate, pour épouser avec des écrans diffusant des vidéos d’images personnelles et familiales, un principe de décor de théâtre. Le théâtre que Tamy Ben-Tor met en place dans Disembodied Archetypes est inauguré le jour du vernissage par une de ses performances, dans laquelle l’artiste se travestit, glissant de personnage en personnage, personnifications déshumanisées, insaisissables pour le témoin scénique inactif.
Le spectacle est qualifié de « One man theater without an audience », dommage que le public soit écarté, et les personnages incarnés sous la lumière claquante d’un néon passent de la femme voilée masquée aux mains plastifiées, au prophète moustachu paré d’un costume traditionnel, à une femme juive américaine en baskets archi-myope en robe portant un foulard et à un personnage russe américanisé coiffé d’un turban. Le yiddish, l’hébreu, l’allemand, l’anglais et d’autres dialectes plus laborieux à détecter sont entendus dans un monologue incompréhensible sur la dialectique des archétypes. Ainsi, les messages des protagonistes ne sont pas compris par les mots, fragments et bribes, mais par un tout expressif. Tamy Ben-Tor procède à une chorégraphie speech act rigide et très préparée, absolument peu fluide et ennuyeuse, aux attitudes grotesques, se considérant en tant que «poète effectuant des actions inutiles dans une routine quotidienne afin de créer un théâtre primitif ».
L’intensité de la performance illustre la volonté d’être et d’exister face à la mort par la pensée dynamique, mais aussi et surtout à l’oubli face à la memoria et le respect de l’altérité par la traduction et la citation. Les clichés de personnages de Tamy Ben-Tor, Israélienne née en 1975 à Jérusalem et vivant aujourd’hui à New York, mettent en scène les images que nous pouvons nous faire, ou que les médias relaient, de la femme arabe persécutée et défigurée n’ayant aucun droit de représentation et de parole dans la société musulmane. Du prophète hébreu moraliste sur la foi divine. De la Juive parlant allemand émigrée aux États-Unis radotant sur l’importance du travail, de l’argent et de la consommation. Du Russe aimant les dollars américains. Les imitations des personnifications idiocratiques aux différentes conceptions sexuelles, culturelles, sociales, politiques, religieuses n’imitent en rien la vie réelle, mais les archétypes créés par l’esprit humain pour catégoriser l’Autre.
On ressent dans ce travail les réminiscences traumatiques de la Shoah et la création de moyens performatifs pour maintenir en vie ce qui n’est plus, un devoir de mémoire collective, représentante de la communauté juive du génocide, par des actes répétitifs et subtils, un rituel contemporain volontairement crypté et cadenassé par l’artiste.
Les archétypes sont retrouvés sur les photographies de Miki Carmi, qui leur donne une raison de paraître ou de re-paraître dans la société, après leur disparition, leur rendant ainsi le droit de vivre, ou du moins leur image, mise en parallèle avec des photos de famille, chargées d’amour et de tendresse, d’attention et de respect apportés aux aïeuls. L’exposition, grave, psychique et désincarnée, mériterait plus de clés et de générosité envers son public laissé pour passif, peu impliqué face au drame et forcément déçu, car pourquoi objectifier le public sinon le mettre à distance du problème ? Les imitations granguignolesques et surjouées, d’une drôlerie retenue, atteignent une forme de nostalgie radicale projetée dans un état irrationnel issu des actes sombres de l’histoire de la barbarie humaine.
josée hansen
Kategorien: Zeitgenössische Kunst
Ausgabe: 23.12.2010