Cela aurait pu se passer dans le cadre de la présidence hongroise du Conseil des ministres de l’Union européenne – mais heureusement, au Mudam, on sépare encore art et diplomatie. L’exposition monographique de l’artiste hongrois Attila Csörg˝o (né en 1965), Archimedean Point, qui a été montée l’année dernière au Ludwig Múzeum de Budapest et continuera sa tournée à Hambourg en février, aurait aussi pu être sponsorisée par le Fonds national de la recherche, car elle vulgarise la science par son approche ludique et ses installations cent pour cent bricolées. Mais c’est juste une expo, une des six qui se déroulent en ce moment en parallèle au Mudam. C’en est sans conteste une des plus intéressantes, car elle est facile d’accès et en même temps riche en références hors du seul circuit de l’art. Présentée dans tout le sous-sol du bâtiment, elle permet, par le nombre des pièces, organisées en trois thématiques – Espaces distordus, Espaces pelés et Images du temps / Sculptures du temps – d’avoir un large aperçu du travail de l’artiste des vingt dernières années.
L’œuvre la plus énigmatique de l’exposition, Untitled (1 tetrahedron + 1 cube + 1 octahedron = 1 dodecahedron), qui date de 2000, n’est probablement pas inconnue au public assidu du Mudam, car, offerte par KBL Private Bankers au musée, dont elle a rejoint la collection depuis lors, elle avait été montrée ici l’année dernière dans le cadre de Go East II. Constituée de matériaux pauvres, courants – bouts de ficelle et de bois, vis, écrous, épingles à nourrice, poulies, petits moteurs et ustensiles du bricoleur – elle est une machine à comprendre les mathématiques : devant les yeux souvent ébahis des spectateurs, l’installation transforme, calmement, ces petits bouts de bois suspendus à des cordes en un dodécaèdre, un volume ayant douze faces. Et qui est donc composé d’un tétraèdre, d’un cube et d’un octaèdre. Ce qui ferait peur ou semblerait abstrait en cours de mathématique ou de physique devient ici aussi évident que ludique. D’ailleurs, les enfants ne s’y trompent pas, visitant cette exposition avec émerveillement. Attila Csörg˝o a construit cinq de ces mobiles, réunis sous le titre Platonic Geometry et exposés au Mudam.
Au rez-de-chaussée, dans le pavillon Leir, le petit édifice octogonal (!) conçu par Pei presque comme une chapelle, un espace de recueillement, Attila Csörg˝o montre How to construct an orange ? (1993-94), une autre expérimentation légère et charmante : les sphères qui sautillent de manière plus ou moins aléatoire au-dessus de petites « turbines à papier » ont été conçues par l’artiste à partir de simples feuilles de papier, découpées et assemblées de manière à d’obtenir les sphères les plus parfaites possibles. Persuadé que toute tentative de représentation plane d’une sphère révèle la contradiction absolue entre ces deux systèmes – ce que les distorsions obtenues dans les représentations planes du globe terrestre prouveraient – Attila Csörg˝o a entrepris le travail inverse du cartographe et a essayé, en multipliant les côtés de l’objet, d’obtenir des globes. Selon le nombre de coins – et donc de résistances – ils flottent plus ou moins régulièrement.
Un troisième objet de cette exposition fascine : The Maelström Project (1995), installé sous le grand escalier, est un récipient métallique dans lequel tournent 45 litres d’huile de moteur noire. Un intercepteur permet de lancer le moteur, qui fait alors tourner le récipient sur son axe – juste assez rapidement pour que la force centrifuge projette l’huile vers les parois, de façon à obtenir une belle surface miroitante et convexe. Selon la vitesse du moteur, qui va en s’accélérant, les reflets du bâtiment, des vitres, du ciel et des têtes des visiteurs qui se penchent pour les voir changent sans cesse – et la même chose se produit, en ordre inverse, en décélérant, jusqu’à ce que les projections soient englouties dans le tourbillon. Le titre de l’œuvre est une référence à une nouvelle d’Edgar Allan Poe, Une descente dans le Maelström (A Descent Into the Maelstrom, 1841), qui décrit justement un énorme tourbillon emportant tout sur son passage.
Ailleurs, dans d’autres salles, Attila Csörg˝o montre ses appareils photo bricolés, conçus pour fixer des panoramas à 360 degrés, ou qui permettent de produire une image sphérique (Orange Space) ou « infinie » (Moebius Space). Le grand Photo Labyrinth permet de rendre apparente la trajectoire d’un dé lancé en l’air. Une salle entière est dévouée à ses machines produisant des illusions optiques basées sur de la lumière en mouvement, formant une hémisphère ou une illusion d’un verre, par exemple, avec juste de la lumière et de la vitesse.
L’approche de l’artiste hongrois n’est pas sans rappeler celle de son collègue russe Nikolay Polissky, dont le Large Hadron Collider, réalisé en été 2009 pour le grand hall du Mudam, jouait sur le même paradoxe d’une installation scientifique réalisée avec des matériaux pauvres, une machine super-sophistiquée ...en bois brut. Comme chez Polissky, c’est probablement ce décalage, ce glissement, mais aussi « l’humour et le désintéressement propres à la création artistique » (texte de présentation) qui font que ces œuvres sont clairement du domaine de l’art, et non pas des coffrets du parfait petit scientifique. Attila Csörg˝o s’enferme pendant des semaines, voire des mois pour bidouiller ses expérimentations, trouver le bon angle ou définir la trajectoire nécessaire pour que l’équilibre opère. Le résultat est souvent si fascinant qu’on est prêt à passer du temps à les observer – et ce ralentissement dans un parcours muséal, voire un quotidien qui imposent leur pas de course est déjà une cure en soi.