Un fait divers passionne la Grèce depuis bientôt deux mois : c’est l’histoire de Vangelis Yakoumakis, un étudiant âgé de vingt ans de la ville de Ioannina, qui a disparu le 6 février dernier. Immédiatement après sa disparition, les médias et les réseaux sociaux ont été submergés par son image. Le jeune homme était victime du phénomène du bullying – harcèlements, humiliations et violences – et cela était connu aussi bien par l’institution universitaire que par ses proches. Le corps du jeune homme a été retrouvé le 15 mars à 800 mètres de l’Université : il est mort le jour de sa disparition, il s’est vraisemblablement suicidé.
Ce qui se dit dans la presse est qu’« il était introverti » et « différent », sous-entendu assez probable : homosexuel. Des centaines d’articles circulent à ce sujet et tout d’un coup, tout le monde trouve quelque chose à dire à propos de la violence symbolique ou physique, de la liberté de vivre sa vie comme on l’entend et de la capacité d’une société à nier un problème qui dérange.
La société grecque est l’une des plus conservatrices d’Europe – le Pacs par exemple n’existe ici comme possibilité que pour les couples hétérosexuels et quand le gouvernement précédent a proposé d’y inclure les couples homosexuels, cela s’est fait dans le cadre d’une proposition de loi antiraciste, qui a fini par être retirée en raison des pressions de l’Église. Pourquoi alors, parmi tant d’autres, ce fait divers précisément a-t-il un tel impact ? Ce garçon n’était peut-être même pas homosexuel, cela importe d’ailleurs assez peu. Ce qu’il était par contre, c’est qu’il était stigmatisé en raison de sa « différence » – le fondement du bullying étant de considérer toute différence comme une faiblesse à combattre. Il était aussi délaissé dans cette situation qui a eu la fin que l’on connaît, autrement dit : la société grecque n’a pas pu ou su éviter cette mort.
L’une des hypothèses qui permet de comprendre ce « buzz » médiatique – au-delà du fait évident que toute échappatoire à la réalité économique du pays est vécue comme une occasion de se libérer des angoisses interminables suscitées par la crise –, est la suivante : la crise et l’austérité ne font qu’augmenter les différences à tous les niveaux et cela fait peur. Depuis cinq ans, les certitudes n’existent plus en Grèce, il faut constamment s’adapter à de nouvelles situations, souvent de manière « acrobatique » et c’est loin d’être fini. L’application des mesures d’austérité a en effet des conséquences sur toutes les dimensions de l’existence, particulièrement sur l’état désastreux de la santé publique, la xénophobie galopante et le nombre croissant de personnes qui vivent autour du seuil de pauvreté. Ces altérations du quotidien, difficiles pour tous, se font évidemment à des échelles différentes : pour les couches sociales les plus vulnérables se posent d’abord des questions de survie, pour les autres celles de l’abaissement du niveau de vie.
En réalité, ce fait divers n’est pas qu’une histoire choquante ou une échappatoire face aux incertitudes ; c’est la preuve que quelque chose – qui dépasse le niveau économique – ne va pas dans la société grecque. Or, cette obligation de devenir différent – de changer de vie, de redéfinir ses évidences et ses acquis, de travailler plus d’heures pour moins d’argent, de déménager pour avoir un loyer abordable ou de devoir vivre dans la rue, de vendre sa voiture qui coûte trop cher, mais surtout de ne plus pouvoir se soigner – est devenue une obligation pour chaque Grec à son niveau. L’Abbé Pierre, qui a consacré sa vie aux SDF en France, disait qu’« on devient SDF en trois jours ». Si cette phrase ne concerne que les membres les plus affaiblis d’une société « saine » – femmes, jeunes, vieux, chômeurs, migrants –, dans la Grèce actuelle, chacun sait cependant que sa vie peut basculer d’un jour à l’autre. Ces gens « différents », excentriques, bizarres ne sont donc plus ceux qui, par choix, vivent aux marges des normes traditionnelles d’une société qui peine à intégrer la multiplicité ; ce sont aussi ceux, très nombreux, qui d’un jour à l’autre se retrouvent à vivre hors-normes – c’est-à-dire en dehors du champ établi par les droits de l’Homme.
C’est peut-être pour cela que le sujet de l’altérité « buzze » tellement ici : parce que la notion de différence est proche de celle d’absence d’identité et de continuité : elle est l’écart qui existe entre des personnes ou entre des réalités distinctes auxquelles il faut s’adapter. C’est peut-être ce qui caractérise le mieux ce pays qui est en crise économique mais aussi, de facto, en crise d’identité.