Tradition Il existe en Grèce quelque chose qui résiste aux changements, ou plutôt qui malgré l’évolution des mœurs continue à exister en gardant certaines de ses caractéristiques traditionnelles essentielles : le Kafeneion, le café de quartier.
Masculin-féminin La moyenne d’âge dans ces cafés est aux alentours des 70 ans et la clientèle y est strictement masculine. On y boit essentiellement le café grec – ou turc, ou libanais, ou chypriote. Il y a du brouillard à cause de la fumée des cigarettes. Je n’étais entrée dans un Kafeneion qu’en compagnie de mon père, qui va parfois à celui où son propre père allait. Cela m’a pris quatre mois de vie à Thessalonique, pour oser, un soir entrer seule dans ce café où l’on me connaît déjà. Il est tenu par Kostas et sa nièce Athina, qui a mon âge. Ce soir-là il n’y avait qu’Athina. Elle m’a offert un verre de retsina. Traditionnellement, quand un voyageur entre dans un café, celui qui y est déjà l’invite – c’est la règle non-écrite qui protège les disputes, assez communes en Grèce, à propos du « qui va inviter qui ». Athina s’est assise avec moi, on discute. Elle n’avait pas de travail en province et elle est venue ici. Elle vit avec son oncle et l’aide au café. Cela fait environ six mois qu’elle est là et elle connaît déjà le nom de chaque client et son histoire. Elle sait évidemment comment il aime son café. Presque personne ne commande, ils entrent et elle les sert.
Solidarité spontanée Tel est le mode de fonctionnement de ce lieu dont les recettes couvrent à peine les dépenses. Un monsieur d’une soixantaine d’années monte sur une échelle pour changer les lampes au plafond. Pour chaque lampe qu’il change, il aura en échange un verre de vodka. Makis, un ami, fait toutes les courses, car le café ouvre tous les jours à huit heures du matin et ferme vers minuit : Athina n’a pas le temps. Makis prend le train ce soir et le bateau demain pour l’île d’Andros, où il sera jardinier et boulanger d’un grand hôtel pendant la saison estivale. Il part depuis chez lui : ici. Qui fera les courses maintenant ? « Un autre des piliers du café et en échange on lui offrira le café ». C’est là seulement où je comprends : le café est la deuxième maison de ses habitués, pour la plupart des retraités, qui arrivent le matin entre huit et onze heures et rentrent chez eux pour déjeuner, vers quinze heures. Ils viennent même sans argent, on trouvera une solution. L’essentiel c’est de sortir de chez soi. Certains d’entre eux reviennent après la sieste et restent jusqu’au soir. « Quand je ne suis pas là à 8.10 heures du matin ils me téléphonent : « Kostas, est-ce que tout va bien ? »
Jeu Le passe-temps est la discussion mais surtout le jeu : tavli (backgammon) et les cartes. Officiellement les enjeux sont un café ou un paquet de cigarettes. Pour les grands joueurs VIP certains cafés ont même des greniers. Le café n’a pas de nom, on dit « chez Nianias », le nom de famille : quand son père l’a ouvert en 1961, il n’y en avait pas d’autre dans le quartier. Il se situe face à l’un des grands hôpitaux de la ville, il y a du monde. Avant qu’une cafète n’ouvre dans l’hôpital, il y avait aussi des femmes. Maintenant il y en a une ou deux, toujours les mêmes, qui viennent le soir pour jouer aux cartes.
Monsieur Nikos, chauffeur de bus retraité, vient ici depuis la fin des années soixante. Il a grandi dans ce quartier, quand il s’est marié il a déménagé mais il n’est jamais entré dans un autre café de sa vie. Pourquoi ? « Ici ils me connaissent. À une époque, pour rentrer d’ici chez moi, je devais traverser un cimetière à minuit, je le faisais ». Il joue évidemment aux cartes. Je lui demande s’il y a des jeux sans argent : « Oui, ce jeu féminin... » – « Et pourquoi est-ce que les femmes ne viennent pas ici ? » ; il sourit : « Si elles nous voyaient perdre notre argent, ce serait la guerre à la maison ! ». « Avez-vous vécu ici des moments que vous n’oublierez jamais ? » – « Le père de Kostas avait réussi quelque chose d’extrêmement rare : des gens de tous les partis politiques étaient bienvenus ici, cela est toujours valable. Il suffit de jouer aux cartes pour être accepté. Il n’y a jamais eu de dispute. La politique est un sujet presque tabou, afin que l’on puisse jouer. J’ai fait des blagues moi ici, quand le Pasok fût élu en 1981, je me suis déguisé en prêtre et suis venu les bénir avec du persil, son père ne m’a pas parlé pendant une semaine. À l’époque on rigolait. Aujourd’hui on n’a plus de joie en nous. Regarde : personne ne sourit ».
Un vendeur ambulant sénégalais (sans papiers) entre dans le café, il vend des gadgets fabriqués en Chine. Kostas me regarde : « Nous ne sommes pas seulement un lieu historique, nous sommes aussi une mosaïque ! ». Cinq heures plus tard on quitte les lieux (ils nous ont évidemment invités), l’on se rend compte que le temps tout comme la réalité s’étaient arrêtés.