Le 25 janvier 2015 la Grèce a voté pour des législatives d’une importance cruciale aussi bien pour le futur du pays que pour l’Union Européenne. Syriza, le parti de gauche radicale décidé à contester les règles drastiques d’austérité imposées à la Grèce depuis la crise, l’a largement emporté sur la Nouvelle Démocratie. Le parti d’Alexis Tsipras a cependant manqué de deux sièges la majorité absolue, en obtenant 149 sièges sur 300. Avec l’entrée du pays dans l’UE, la victoire de Syriza – même pour ceux qui n’ont pas voté pour ce parti – constitue l’événement politique le plus intéressant depuis quarante ans en Grèce. La victoire du parti de gauche radicale est historique parce qu’elle se conjugue avec le recul des grands partis traditionnels, les conservateurs de Nouvelle Démocratie, qui obtiennent 76 sièges, et les socialistes du Pasok, qui n’obtiennent que treize sièges, mettant fin à quarante ans de bipartisme dans le pays. Bipartisme qui s’explique par un système électoral qui accorde un avantage de cinquante sièges au premier parti. Un des défis de Syriza, pour des raisons de cohérence politique, est de changer cette loi.
Point obscur et grande déception – attendue – de ces élections : les néonazis d’Aube dorée confirment leur enracinement, ils sont désormais à égalité avec un nouveau parti de centre gauche, To Potami (La Rivière) créé il y un an (17 sièges pour chacun). Un signe supplémentaire de la volonté des Grecs d’envoyer la vieille classe politique à la retraite. « Si l’Aube Dorée est le troisième parti, la défaite de la démocratie sera plus grande que sa victoire », m’a dit une jeune étudiante. Malgré le procès qui attend des dizaines de ses membres, pour « appartenance à une organisation criminelle », et l’incarcération de sept de ses seize députés sortants, dont les chefs du parti, le parti violemment anti-immigration est pourtant resté la troisième formation politique du pays.
Non seulement les Grecs ont amené au pouvoir un nouveau parti, Syriza, mais ils ont aussi choisi pour Premier ministre un homme jeune de quarante ans qui, de surcroît, ne provient pas d’une famille de politiciens comme tous les autres. Quoi que l’on dise, ce sont des événements révolutionnaires pour une société grecque jusqu’à présent plutôt conservatrice. Tellement révolutionnaires que l’on ne s’en rend pas encore compte : c’est une nouvelle ère politique qui s’ouvre en Grèce et peut-être même en Europe. Car, ce qui est certain, c’est que rien ne sera plus pareil dans le pays. Une époque, qui avait commencé après la chute de la dictature en 1974, est arrivée à sa fin. Certains espèrent que cet événement réveillera la gauche en Europe et rendra leur dignité aux peuples qui souffrent, d’autres ont peur que la Grèce ne « devienne Cuba »… la plupart des Grecs attendent de voir et espèrent que cette fois-ci un réel changement aura lieu dans leur vie quotidienne.
M. Tsipras est devenu le Premier ministre lors d’une cérémonie lundi après-midi. Et là a eu lieu la « grande première » pour un Premier ministre grec : il n’a pas prêté un serment religieux mais il s’est engagé sur « son honneur et sa conscience ». Dimitri, ami journaliste me dit : « Le serment de Tsipras était un moment rare d’esthétique politique et de poids historique. Il a levé la tête, il a regardé le Président de la République et il a prononcé les paroles du serment. Il a juré sur son honneur et sa conscience. Tout ce qui existe de plus sacré pour quelqu’un qui n’est pas croyant. De toute manière tant d’autres ont juré sur la Bible et il s’est avéré qu’ils n’avaient ni Dieu ni principes… Espérons que lui qui n’a pas mis sa main sur l’évangile va la mettre sur son cœur ».
Secrétaire de la jeunesse du principal parti radical grec, Tsipras a pris les commandes de cette coalition en 2008. Il a innové en devenant le plus jeune dirigeant jamais désigné à la tête d’un parti politique dans un pays où la vieillesse est généralement synonyme de sagesse. Prouesse supplémentaire, il réussit à faire taire les voix discordantes dans un parti par nature fragmenté en multiples tendances. Maintenant il sera jugé sur sa « production politique » parce qu’avec une telle adhésion le Syriza ne peut faire marche arrière : il doit rester cohérent avec ses promesses. Peut-être que ce serment en a été la première preuve : puisque l’un de ses engagements est la séparation de l’Église et de l’État.
Reste qu’une grande partie de ceux qui ont voté pour Syriza l’ont fait la rage au ventre. Excédés par des mesures d’austérité d’une sévérité inouïe, qui n’ont pas empêché la dette de continuer à augmenter, humiliés par les ordres de Bruxelles et de Berlin qui leur ont souvent donné l’impression d’avoir perdu leur souveraineté ; pour les Grecs qui ont souvent opté « pour le moindre mal », c’est la fin d’une époque. Nous ignorons ce qui est à venir.
Elément assez perturbant : la gauche radicale Syriza et le parti de droite souverainiste Grecs Indépendants (ANEL), se sont mis d’accord lundi pour gouverner ensemble. Une fonctionnaire internationale remarque : « Le résultat de Syriza est merveilleux, non seulement pour la Grèce mais pour l’Europe qui va enfin comprendre combien elle a humilié une société et notamment sa colonne vertébrale, la classe moyenne. La coalition avec les souverainistes me dérange politiquement et éthiquement, espérons qu’ils les garderont relativement inactifs. » Et un politologue, professeur des Universités à Thessalonique d’ajouter : « La coalition avec les souverainistes constitue un paradoxe idéologique. Mais l’opinion publique était préparée. Cette alliance problématique s’explique par le fait que cette droite populaire et populiste a toujours dit non à la Troïka. Ce qui maintenant est fondamental c’est que le gouvernement n’apparaisse pas affaibli face aux partenaires européens. Quoi qu’il en soit c’est la fin de l’Europe néo-libérale : les résultats économiques n’ont pas été satisfaisants, après tant d’années de rigueur nous sommes toujours en stagnation économique. Les sociétés européennes ne tolèrent plus les politiques des élites et les élites vont devoir les écouter. Car la Grèce est tout simplement le cas le plus extrême d’une situation qui est généralisée en Europe et le peuple grec le premier à avoir subi un traitement de choc qui n’a pas marché. Nous sommes face à un événement politique majeur qui redistribue les cartes en Europe : un rapport de forces historique, nouveau. L’enjeu est simple : trouver le chemin d’un réel développement. »
Tonia, professeure et vice-doyenne à l’Université Polytechnique d’Athènes, nous explique dimanche soir : « Ce soir c’est l’agenda du pays qui a changé, le peuple grec a donné un mandat au Syriza qui est beaucoup plus important que les chiffres. Il a formulé la demande d’un État social et du principe de sécurité juridique qui avaient été bouleversés ces dernières années. Bouleversement dont se sont nourris des phénomènes tels que celui de l’Aube dorée. Car quand l’État protège il n’a pas besoin de “protecteurs”. La restauration d’un État social et celle du principe de sécurité juridique constituent des pas profondément démocratiques. Telle est l’urgence pour demain. Il ne faut pas se leurrer, nous avons maintenant un gouvernement de gauche. Comme c’est la première fois, le moment est historique. Mais aucun gouvernement de gauche n’obtient raison s’il ne reconstruit pas des institutions sociales et le dialogue avec les citoyens. Et je parle en ayant l’expérience de ces dernières années où, d’une part, les professeurs des universités et les intellectuels ont été déifiés en devenant des conseillers politiques de tous bords et où, de l’autre, le gouvernement s’est attaqué à l’Université publique en la dédaignant. Cela est un exemple typique de la nécessité urgente de restaurer les institutions sociales. Selon cette logique, l’agenda qui change aujourd’hui exige un rapprochement entre la société et la scène politique. La scène politique ne sera plus jamais pareille, la gestion d’un pays depuis les élites des partis a été rejetée aujourd’hui. »
Alors qu’à Athènes les gens sont dans la rue, à Thessalonique la situation est plutôt calme. Un ami me raconte que son oncle, doté d’un humour redoutable, est allé à la réunion familiale pour suivre les résultats des élections avec une bouteille de whisky qu’il avait achetée 1 600 drachmes, juste avant l’entrée de la Grèce dans la zone euro. Je rencontre dans la rue un ami, il vit entre le Luxembourg et Thessalonique : « Ce dimanche est l’un des plus calmes. Silence. Nous sommes tous dans l’attente. Tsipras et le Syriza ont des électeurs, ils n’ont pas de partisans. » Mais les Grecs espèrent, il ajoute : « Nous voulons retrouver notre dignité. Nous ne supporterons pas d’être déçus une fois de plus. Ce changement politique, le premier depuis quarante ans, pour qu’il devienne réellement historique ne doit pas nous décevoir. Tsipras n’est pas le messie venu avec ses milliards, il va devoir négocier. Le plus grand pourcentage des votes pour Syriza n’est pas idéologique. Mais il a l’occasion aujourd’hui de changer le pays et de donner des raisons aux 200 000 jeunes qui ont du partir à l’étranger pour trouver du travail d’y retourner pour le reconstruire ! »
Une image forte prédomine : dimanche soir les Grecs sont descendus dans la rue pour une occasion politique, avec joie et sans fanatismes ou hostilités – cela faisait des années. Personne ne sait ce qui se passera, mais tout le monde espère.