Monsieur Kostantinos, aujourd’hui retraité, a été professeur de philosophie pendant quarante ans. Je le croise assis avec ses copains sur le même banc à chaque fois que je prends le chemin de la mer pour aller en ville : ils refont le monde tous les jours, avec une fascination digne des jeunes étudiants les plus engagés.
L’image rappelle la Grèce où sont nées des notions telles que politique, démocratie, philosophie, poésie, théâtre et éros. Et l’esprit critique ne manque pas : « Il est plus facile pour nous d’être assis ici et d’analyser la situation que pour les jeunes qui voudraient être en train de travailler. Les jeunes ont peur et cela est compréhensible : on leur a enlevé leur futur. Nous, nos retraites ont été drastiquement diminuées, nous avons dû nous concentrer sur les priorités vitales (manger et se soigner si possible) mais notre vie est faite ». Trois sur quatre de ces messieurs ont des enfants ou des petits enfants qui ont quitté le pays entre 2008 et 2014 et vivent depuis à l’étranger. Départs obligés qui ne sont pas sans rappeler la Grèce des années cinquante-soixante. « Il faut aller ailleurs pour pouvoir vivre dignement. Mais, me demandent-ils, où est la dignité quand il faut partir de chez soi pour pouvoir construire sa vie ? »
Je leur demande tout de suite ce qu’ils vont voter, les voix s’élèvent : « Il faut que la situation change coûte que coûte, ils sont en train de liquider un peuple de ses droits fondamentaux », tout le monde est d’accord sur ce point. Deux vont voter pour Syriza, un pour le parti conservateur au pouvoir et le quatrième est encore indécis. Heureusement je suis tombée sur une bande d’amis qui sait le danger que représente la montée de l’extrême droite : « Il ne faut pas oublier d’où nous venons : nos parents ont combattu le fascisme ! » Quand je leur pose la fameuse question du « Grexit » leur réponse est unanime : « Les médias européens font de la politique, c’est leur manière de voter à notre place. Ils soutiennent, comme la quasi-totalité de la zone euro, le Premier ministre sortant en utilisant la menace de la sortie de l’Union (qui accompagnerait nécessairement l’abandon de la monnaie unique) en cas de victoire de la gauche radicale ». Or, les Grecs restent attachés à la monnaie unique (entre 70 et 75 pour cent contre 85 pour cent avant la crise).
Konstantinos m’explique que n’ayant plus rien à perdre, il va voter pour la gauche radicale afin de punir « ceux qui nous ont amenés dans cette situation dramatique ». Son ami, Alexandre, un socialiste traditionnel, pur et dur, me dit qu’il va voter pour le parti au pouvoir (celui auquel il s’est toujours opposé) car « il faut éviter les déséquilibres ». « Mais quels déséquilibres ? » lui opposent ses amis : « Nous sommes dessaisis de notre souveraineté nationale, nous sommes au bord du précipice ». La Grèce se trouve aujourd’hui entre le marteau et l’enclume, aucune solution n’est satisfaisante, ni même rassurante et les électeurs vont voter par élimination : entre deux maux, choisir le moins pire.
Quand je leur dis que je prépare un article pour un journal luxembourgeois, ils rigolent : « Eux nous prennent pour le cheval de Troie de l’Union, ils ne voient pas que nous avons un ennemi commun, la finance ». L’un d’entre eux à un fils qui vit au Grand-Duché : il ne va pas pouvoir voter car les Grecs ne peuvent voter dans leurs ambassades que pour les élections européennes. « Oui, me dit Konstantinos, non seulement nos jeunes sont obligés de partir pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, mais en plus ils ne peuvent pas voter : une grande partie de ceux dont dépend le futur du pays sont exclus du vote ! À moins de prendre l’avion, s’ils en ont les moyens ». Mais aussi, parce qu’en Grèce les listes électorales sont traditionnellement réactualisées le premier février de chaque année, tout ceux qui ont accédé à la majorité depuis le premier janvier ne vont pas pouvoir prendre part à cette élection déterminante pour le futur du pays. Cela pourrait changer par une décision politique, « mais la campagne électorale est plus importante que tout le reste » me disent mes amis, si jeunes d’esprit, en rigolant. Quand je leur demande d’où ils trouvent l’énergie d’en rire, Konstantinos me sourit, il me montre le soleil brillant en plein mois de janvier et cite le philosophe français, Vladimir Jankélévitch : « L’humour, c’est la conscience de soi. C’est aussi la revanche de l’homme faible et seul devant les grands mystères qui le menacent et sur lesquels il ne sait rien »1.