Thessalonique est une ville bohème, où règne une atmosphère de passage. Ce caractère est dû, en partie, à son port naturel. Depuis qu’elle a été fondée, en 315 av J.C., la ville attire voyageurs et conquérants car sa position géographique est stratégique : elle est la première porte vers l’Europe continentale pour ceux qui arrivent de l’Est et la sortie vers la mer pour les peuples des Balkans. Pourtant son port ne figure pas dans les listes Eurostat des vingt ports les plus importants de l’UE, d’ailleurs aucun port grec n’y figure1. Cela fait probablement partie du mystère grec contemporain des occasions ratées.
« Depuis 2009 les importations à Thessalonique ont baissé de 80 pour cent. Et on importe même des marchandises que l’on produit déjà en Grèce, par exemple les citrons : ceux qui viennent de Chine ou même d’Italie sont moins chers2 » ! L’industrie stagne : « Les zones industrielles sont devenues des villes fantômes. Les nouvelles machines sont chères, l’électricité et les taxes touchent à des paliers inabordables et les rares usines qui continuent à marcher, tournent à perte ». Ce sont les premières paroles de Pantelis, chef d’une entreprise familiale de transport terrestre depuis 1978. Quand je lui ai demandé de passer une journée avec lui il m’a répondu qu’avant la crise c’eut été plus difficile, car il n’avait même pas une minute. Maintenant les choses se sont terriblement calmées.
En arrivant au port, on passe la douane et on entre dans un autre monde : celui des marins, des cargos, des containers, tout y est gigantesque, il n’y a presque que des hommes. Ce monde est aussi l’un des centres névralgiques de la mondialisation : on y parle autant le grec que le serbe ou le chinois. Le bureau de Pantelis est installé derrière les docs dans une roulote chauffée au chauffage électrique, il est gardé par son ami Paris, un chien errant qu’il nourrit quotidiennement. Une vielle carte maritime jaunie trône derrière son bureau. Elle date d’avant la guerre de Yougoslavie. Quand je lui demande pourquoi il la garde, il me répond que « les routes de la mer ne changent pas, les trajets maritimes qui y figurent sont actifs : tout vient de l’Anatolie – de l’Asie et des pays pétroliers… ».
La journée est calme. Le dernier de ses cinq camions attend une charge à transporter. Il y a 36 ans, ils étaient trois entreprises de transport. Aujourd’hui ils sont 30 dont sept grandes et 23 petites comme la sienne. Les sept concentrent la majorité des affaires : elles ont des « Forwarders » qui réservent les places dans les cargos et qui de ce fait montent et descendent la « commission de transport » à leur guise. Quand celle-ci devient trop basse les petites entreprises transportent à gain zéro : mais pour faire un chiffre d’affaires, il faut rouler, coûte que coûte – et sans calculer les risques de la route, les frais extra et le risque de ne pas avoir de camion disponible au moment où la commission de transport va remonter.
Nous allons déjeuner. Toute la hiérarchie du port – du chef douanier à l’ouvrier – mange au même restaurant. La musique est à fond. Ceux qui ont les moyens invitent ceux qui ne les ont pas. Côté travail la journée sera vide, autant rire de ce drame. Dehors il pleut des cordes : à l’intérieur on chante et on danse. Le « déjeuner de travail » est festif. On retourne au port quand il fait nuit. Des dizaines de camions font la queue devant un bateau qui vient d’arriver. La commission aujourd’hui est très basse, Pantelis me regarde : ils vont rouler à perte, mais « peu importe, ce qui compte c’est de rouler ».