Un mot a recouvert depuis cinq ans les murs d’abord d’Athènes, puis de toutes les villes de la Grèce : βασανίζομαι. Cela veut dire que « je souffre ». Ce mot, dessiné en de très jolies lettres, n’est pas un graffiti comme les autres, il n’a rien de « vandale », il est au contraire, comme l’a dit mon interlocuteur, « une expression très poétique de la situation actuelle du pays ». Ce je souffre si poétique est apparu en même temps qu’un foisonnement du graffiti en Grèce : tous les murs sont recouverts de slogans colorés et de dessins, de messages porteurs d’espoir ou d’une angoisse sublimée, d’esprit critique, de rage et d’humour. Comme si les artistes étaient devenus plus citoyens, ou les citoyens plus artistes.
La Grèce se retrouve encore une fois au bord du ravin, après quinze jours de campagne électorale où tous les extrêmes comico-tragiques habituels ont été exprimés, tout se rejoue. J’ai choisi de discuter avec un intellectuel, de parler de ces nouvelles images de l’espace public avec quelqu’un qui n’allait pas me faire un commentaire du commentaire sur les élections : un professeur d’études culturelles à l’Université polytechnique de Crète et aux Beaux-arts d’Athènes. Thanassis a voyagé partout dans le monde, il a étudié et il a collaboré avec les meilleures universités du monde, il s’agit d’une personne qui, non seulement a une vision planétaire du monde, mais qui, aussi, a choisi de vivre en Grèce. Il m’explique d’abord son choix : « Think global, act local ».
J’ai choisi également de discuter avec Thanassis parce qu’il a une position-clé dans la société grecque, il vit là où jaillit l’énergie, là où les choses se font, ou là où elles devraient se faire : face aux jeunes – qui veulent faire quelque chose de leur vie – et face aux artistes – qui voient la vie différemment. « Oui, vous les jeunes payez la facture des autres. Nous avons aujourd’hui le meilleur potentiel de jeunes que nous n’ayons jamais eu, nos jeunes sont meilleurs que leurs parents, mieux diplômés, plus vifs et pourtant il ne semble pas y avoir de possibilités pour eux dans le pays. Ces gens ne vont pas se perdre mais en cinq ans on peut détruire une génération. Quand des postes vont s’ouvrir, quand ces gens pourront trouver du travail, ils seront trop vieux… »
À un moment où toute l’Europe, et toute la planète, ont été bouleversées par un acte terroriste qui a commencé « à cause » d’images, j’ai voulu discuter avec une personnalité de la culture, de l’art et de l’éducation. J’ai choisi d’interroger Thanassis en espérant qu’il allait me rassurer par rapport à la crise en me disant : oui, les choses sont dures mais, au moins, cela suscite une expression artistique et intellectuelle originales, les artistes foisonnent, les œuvres expriment ce qui arrive au peuple et les intellectuels le pensent. Je voulais qu’il me dise : oui c’est grave, mais on crée d’autres voies de survie – plus poétiques. Il me dit que non, mis à part « Athènes, capitale mondiale du graffiti », comme l’a titré le New York Times, il n’y a pas « un art de la crise », ni « une pensée de la crise » : « L’ambiance est entre l’angoisse totale et le calme – inquiétant – avant la tempête ».
Est-ce parce qu’il faut vivre au jour le jour ? « On pouvait espérer qu’avec la crise les artistes allaient se libérer du marché de l’art, de la volonté de vendre et qu’ils allaient exprimer la rage de la société grecque, mais cela ne s’est pas fait ». Est-ce possible de créer de vrais projets de recherche universitaire à propos de la société actuelle ? « Les Universités, abandonnées par l’État, stagnent. Mais je pense que dans les années à venir les choses vont changer ». Avec ces élections ? « Il n’est pas besoin d’être un statisticien de haut niveau pour savoir que le gouvernement va changer, que Syriza va gagner. L’enjeu est de savoir ce qu’il fera. Mon angoisse concerne l’après : si son gouvernement s’effondre, l’extrême droite va monter encore plus dangereusement ». Si l’on sort de l’Europe ? « Si l’Europe est aujourd’hui en train d’échouer c’est parce qu’elle n’a pas réussi a devenir un État fédéral ». Ce je souffre grec deviendra peut-être alors l’occasion d’unir l’Europe… ?