Si sous l’image de cette femme la légende disait : « Thessalonique, 12 février 2015 », ceux qui ne connaissent pas la Grèce penseraient que la femme se cache parce qu’elle fait un travail ingrat. Comme les cireurs de chaussures en Amérique Latine qui, lorsqu’ils travaillent, et indépendamment des températures, portent des bonnets qui recouvrent tout leur visage. Or, le 12 février en Grèce était un jour particulier : Tsiknopemti (« tsikna » étant l’odeur de la viande au grill et « pempti » le jeudi). Cette fête qui au départ est religieuse, inaugure le début du carnaval et précède le carême de Pâques – les 40 jours pendant lesquels traditionnellement on ne mange pas de viande. Pour se préparer à la privation, la tradition accorde une période de grâce pendant laquelle tout est permis : manger autant de viande que l’on veut et porter un masque pour enfreindre les autres interdictions…
Depuis les heures de midi – à la grecque – c’est-à-dire vers deux-trois heures de l’après-midi, il y avait des gens dans la rue, des tsiganes qui jouaient à la musique et l’odeur de la viande rodait partout dans la ville. Des étudiants, des chômeurs, des passants. Ceux qui ont le temps. Des déguisements improvisés, simples. L’éloquence est dans les gestes, les regards, dans la danse. Un monsieur en costume-cravate, en pause déjeuner probablement, s’est arrêté pour danser un instant. Mais on a le temps surtout lorsque l’on n’a pas de travail. On se balade. On partage le vide, l’angoisse est plus supportable quand on est plusieurs à la vivre : là commence la satire. Peut-être que l’un des préjugés sur les Grecs, est dû à cette joie de vivre : mais elle n’a rien à voir avec la politique, la fraude ou la corruption. C’est juste quelque chose qui est là. C’est la simple raison pour laquelle cette femme porte son masque : « Est-ce que, parce que je ramasse les ordures, je perds mon droit de vivre la fête ? », nous dit-elle, un peu dérangée du clic du photographe.
On croirait que cette capacité à « vivre le moment présent » est plus intense en Grèce que dans d’autres pays européens : que ce soit en raison des problèmes de survie – trouver de l’argent pour manger est en effet une occupation prenante pour l’esprit – ; ou en raison de la joie simple qui, malgré tout, règne ici. Paradoxe dérisoire de la crise et caractère d’un peuple.
Il a fallu plus de cinq ans d’austérité sévère avant que les masques ne tombent et pour que le peuple grec prenne la décision de voter différemment. Il a fallu, pour arriver au « moment historique » du scrutin du 25 janvier, que les gens aient faim et froid, qu’ils aient le temps nécessaire à la réflexion (chômage) et, peut-être même qu’ils n’aient plus rien à perdre pour oser voter à gauche, surtout pour oser adopter une position critique face au cercle vicieux de la corruption. Il a fallu que l’agonie devienne le quotidien d’un peuple pour qu’il commence à se poser des questions. Car s’il est un sentiment dans lequel on ne peut s’installer confortablement, c’est bien celui de l’agonie et de la peur. Sous diverses formes, elle touche toutes les classes sociales : toute la jeunesse grecque, tous les retraités et une grande partie des 30-60 ans qui ont vu leur niveau de vie baisser radicalement (au début le pouvoir d’achat, puis la capacité à subvenir aux besoins les plus basiques). Il a fallu perdre sa dignité pour pouvoir comprendre ce que signifie le mot « dignité ».
Un peuple fier comme le grec ne pouvait pas, en effet, accepter lui-même facilement ce terme de « crise humanitaire », nombreux sont ceux – évidemment les mieux lotis – qui évitent encore cette discussion. Et en cela, indépendamment des difficultés compréhensibles à se tenir à ses promesses électorales, indépendamment des résistances du Parlement à laisser tomber certains de ses privilèges et indépendamment des critiques virulentes de l’opposition et de la gauche de la gauche, Tsipras reste un héros pour le plus grand nombre. Notamment quand on voit les réactions allemandes de déni face à cette réalité sociale désormais évidente. Car Tsipras a réussi à exprimer ce que vit la majorité du peuple grec.
Pour la même raison, Varoufakis, indépendamment des dérives médiatiques et des extrémités – un jour positives un jour négatives – auxquelles touche sa popularité, est encore fondamentalement respecté : parce qu’il s’est battu pour refuser non pas le mot symbolique de « troïka », mais pour faire admettre que dans une Europe unie, le comportement des technocrates était autoritaire, irrespectueux et inacceptable.
C’est aussi la raison pour laquelle la popularité de Juncker – qui la semaine dernière, dans un entretien pour El País, a reconnu que le dispositif des négociations entre le gouvernement grec et les fonctionnaires était « inadéquat » – est si élevée dans le pays des terribles merveilles : il est perçu ici comme le dernier des mohicans européens. Européen sur le fond, convaincu du projet de l’Union et prêt à se battre pour qu’il survive. Il est le dernier parmi les puissants, qui pendant les négociations dures, continue à défendre l’idée de l’Europe contre ceux qui défendent encore les marchés – ce qui pour les Grecs constitue évidemment une défense de la Grèce.