Théâtre

Notre liberté

d'Lëtzebuerger Land vom 16.06.2017

Lors de sa conférence, le 23 mai au Neimënster (organisée par l’Institut Pierre Werner), le metteur en scène, réalisateur, auteur et essayiste suisse Milo Rau cita Eisenstein qui disait que dans ses films, il s’agissait moins d’établir la vérité que d’atteindre la réalité. Dans Empire, la troisième et dernière partie (après The civil wars et The dark ages) de sa trilogie européenne – « eine europäische Familienerzählung » dit Rau –, quatre adultes racontent l’histoire de leur famille, et ce sur plusieurs générations : le déracinement forcé, le racisme et l’anti-sémitisme ordinaires qu’ils connurent, les horreurs de la guerre ou de la dictature communiste, l’extermination par les nazis, la torture dans les prisons d’el-Assad… Tous les quatre sont en outre acteurs. Alors par moments, on se demande si on est dans la vérité ou dans la véracité, s’il s’agit de théâtre documentaire ou d’envolées lyriques d’acteurs habitués à jouer des tragédies grecques.

Mais peu importe, en fait. Après les avoir écoutés durant deux heures raconter leurs ancêtres et leurs vies faites de pertes, de déracinements et de souffrances, on reste scotché à son siège, estomaqué – mais aussi conscient de la chance que nous avons, Européens de l’Ouest, de vivre depuis 70 ans dans une Europe pacifiée et unie. Car la vie, ailleurs sur terre, fut beaucoup moins tranquille durant ce temps-là. Maia Morgenstern par exemple, 55 ans, actrice roumaine connue pour avoir tourné dans Le regard d’Ulysse d’Angelopoulos (1995, cette incroyable scène d’un bateau transportant un Lénine monumental sur le Danube est montrée dans la pièce) et interprété Marie, mère de Jésus, dans The passion of the Christ de Mel Gibson (2004) : elle n’avait pas conscience d’être différente des autres enfants de son école. Jusqu’à ce qu’un petit garçon la traite de « petit youpin ».

Ou Ramo Ali, Kurde de Syrie, aujourd’hui acteur en Allemagne (à Ulm et au Institute of political murder, IIPM, de Milo Rau). Il a grandi à Qamischili, au nord de la Syrie, dans une fratrie de quatorze enfants. Il se souvient de sa mère qui épluchait quinze kilos de patates pour nourrir sa progéniture ; elle a eu soixante (!) petits-enfants. Sur scène, il se rappelle surtout cette cuisine familiale, celle dans laquelle se trouvent les acteurs y ressemble. Les acteurs sont constamment tous les quatre sur scène, filmant à tour de rôle, leur visage étant projeté en gros plan et en noir et blanc sur l’écran géant au-dessus du décor. Ramo Ali raconte une vie simple en Syrie, un père violent, et une oppression de plus en plus grande des Kurdes par le régime d’el-Assad, l’arbitraire de l’armée et la torture. Il a dû fuir et n’a revu son village et sa mère que pour préparer cette pièce.

Akillas Karazissis, le Grec, avait quitté son pays lors de la dictature des colonels pour aller étudier à Heidelberg – mais en fait, il n’y faisait que glander, draguer, fumer de l’herbe... Et devenir acteur : il y inventa sa désopilante « esthétique du minimalisme dépressif ». Un peu plus tard, Maia Morgenstern participe aux manifestations contre le régime des Ceaușescu, tout comme Rami Khalaf, qui, encore une fois vingt ans plus tard, sera tous les jours dans la rue pour participer à l’engouement du printemps arabe en Syrie. Il y perdra son frère, devenu croyant et pratiquant. Une fois arrivé en Europe. Rami Khalaf est obsédé par l’idée de retrouver la trace de son frère : étant tombé sur la base de photos de « César » (un ancien de l’armée qui a exfiltré 12 000 photos de victimes de la torture du régime), il les regarde toutes afin d’y trouver son frère, d’avoir une certitude. Il montre quelques-unes des images de ces cadavres défigurés par la souffrance, et c’est déjà insupportable.

En encastrant ces récits, toujours racontés sans pathos, les uns dans les autres, organisés dans cinq grands chapitres (La théorie des ancêtres, L’exile, La ballade de l’homme ordinaire, Sur le deuil, Le retour), Milo Rau oppose l’ancienne Europe (Morgenstern, Karazissis) aux nouveaux venus, à ces migrants fuyant la violence et la misère que les anciens ont connues trente ou quarante ans plus tôt. Empire baigne dans une grande mélancolie, celle d’une femme seule, comme se définit Maia Morgenstern (deux hommes et trois enfants l’ont quittée), celles de jeunes hommes déracinés. L’histoire du monde est inscrite dans leurs familles. Chacun parle sa langue, le kurde, le roumain, l’arabe ou le grec. Et quand Akillas Karazissis cite l’Orestie d’Échyle en grec, on se rend compte qu’en fait, on vit dans une tragédie où tout est écrit.

Les dates de représentations de toutes les pièces de Milo Rau à travers l’Europe ces prochains mois se trouvent en-ligne : http://international-institute.de/termine.

josée hansen
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