En 1985, le Fond Edward Steichen lègue 178 photographies représentatives de la carrière d’Edward Steichen à l’État luxembourgeois. Le Musée national d’histoire et d’art (MNHA) se charge de la conservation de ce patrimoine ainsi que des 44 œuvres du photographe de la collection de la Photothèque de la Ville de Luxembourg. Pour des raisons de conservation, l’ensemble des 222 photographies n’est visible que par cycle d’exposition, une petite vingtaine de photographies ordonnées thématiquement, à chaque fois, dans le cabinet des photographies du musée situé dans l’aile Wiltheim. La famille est le thème du moment, choisi par les artistes Erwin Olaf et Hans Op de Beeck comme le précise le texte d’introduction de l’exposition. On y voit par exemple les enfants d’Edward Steichen, une de ses épouses (Dana, Steichen fut marié trois fois), ses parents ou encore Steichen lui-même avec sa sœur. Ils sont coiffés de chapeaux que confectionnait sa mère, Marie Kemp, modiste. C’est elle fit vivre la famille aux États-Unis, où elle avait rejoint son mari Jean-Pierre en 1881, avec Edward âgé de deux ans. Parti deux ans plus tôt, le père était embauché à la journée comme de nombreux immigrés venus chercher une meilleure vie outre-Atlantique. Mais ses poumons ne supportèrent pas le travail dans la mine. Marie, elle, eut du succès et Jean-Pierre s’adonna à sa passion pour son jardin et ses fleurs. Passion qu’il transmit à son fils, qui, non seulement l’y photographia, mais en fit de nombreuses compositions.
Accessible en permanence à condition de trouver l’aile Wiltheim, ce petit cabinet n’est pas signalé au sortir de l’exposition temporaire, ce qui est bien dommage. Ce complément indispensable à Erwin Olaf & Hans Op de Beeck Inspyred by Steichen constitue « la chambre claire » du triple hommage que le MNHA consacre à Steichen à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort. On emprunte à dessein cette expression à l’ouvrage de Roland Barthes où le philosophe pose la question : « la photographie a-t-elle un génie propre ? ». Après avoir vu l’exposition temporaire Erwin Olaf & Hans Op de Beeck Inspired by Steichen, il semble qu’en mélangeant photographies, dessins et sculptures, on nie le postulat que la photographie est un art en soi. L’exposition fait d’ailleurs presque seulement écho à la première époque « pictorialiste » de Steichen.
L’objet intéressant de la commémoration, est d’évidence la parution du catalogue raisonné des photographies conservées par le musée, Edward Steichen The Luxembourg Bequest. L’ouvrage en anglais (464 pages, 60 euros), en vente uniquement et trop discrètement à l’accueil du musée, est dirigé par Michel Polfer, directeur du MNHA et Gilles Zeimet, responsable du département de digitalisation. Il comporte des textes scientifiques et historiographiques de Kersrtin Bartels, Gerd Hurm, Julia Niewind, Malgorzata Nowara, Michel Polfer, Françoise Poos et Gilles Zeimet. Les œuvres du photographe sont classées par catégories et les photographies sont détaillées par sujet, époque de la prise de vue, les données techniques. Le livre présente 176 photographies plus deux qui ne sont pas de Steichen, mais qui donnent, par leur signification pour la vie et la carrière de Steichen, encore plus d’importance à cette donation à son pays natal. On y découvre les premiers paysages, le Balzac de Rodin, la famille, les portraits, les nus, le théâtre, la publicité et la mode (Steichen fut chef-photographe aux très chics éditions Condé Nast pour Vanity Fair et Vogue), des expérimentations tant techniques qu’esthétiques, la nature dont des tirages en couleurs…
Parmi les deux photographies qui ne sont pas de Steichen, l’une est de Dorothea Lange, dont la célébrissime Migrant Mother de 1936 fait partie de la collection The Bitter Years que Steichen légua à l’État luxembourgeois, conservée au Centre National de l’Audiovisuel (CNA) à Dudelange. Cette campagne photographique sur la Grande Dépression des années 1930, fut la dernière exposition que Steichen organisa en tant que directeur du département de photographies du Museum of Modern Art (MoMa) en 1962. L’ouvrage s’achève sur une photographie de Wayne Miller, qui fut l’assistant de Steichen comme curateur de la première mise en espace en 1955 de The Family of Man, exposée aujourd’hui de manière permanente au château de Clervaux. On apprend que Steichen et Miller s’étaient connus dans la Naval Photographic Unit durant la Deuxième guerre mondiale et que Miller fut un des premiers à faire des photographies d’Hiroshima après le largage de la bombe atomique. Pour qui ne le savait pas, cela éclaire l’origine du projet The Family of Man et la volonté de faire de cette exposition un message de paix. Sur la photo de Miller, on voit Steichen et son beau-frère Carl Sandburg, époux de sa sœur Lilian, ardents défenseurs des Droits humains. Cela souligne l’engagement de Steichen, à cause ou malgré son parcours mondain et mondial. Il toucha à un appareil photographique à quatorze ans, fut exposé dès ses dix-neuf (à Philadelphie en 1899). Steichen fut aussi engagé par sa passion pour la photographie. Avec Alfred Stieglitz, photographe et galeriste, au sein du groupe Photo-Secession, puis dans les revues Camera Notes et Camera Work, où il défendit très tôt la photographie comme l’égal de la peinture, comme une expression artistique à part entière.
Cela nous amène au troisième volet de l’hommage, Erwin Olaf & Hans Op de Beeck Inspired by Steichen, la « chambre noire » en quelque sorte. E Erwin Olaf (photographe néerlandais, né en 1959) et Hans Op de Beeck (plasticien belge, né en 1969) y exposent l’un des photographies de paysages et des portraits. L’autre des sculptures et des aquarelles. Les oeuvres sont mises en dialogue avec des photographies de Edward Steichen qu’ils ont choisies eux-mêmes. Le commissariat de l’exposition est assuré par Ruud Priem, (néerlandais, né en 1969) historien de l’art diplômé de l’Université de Padoue et responsable de la section Beaux-Arts du MNHA depuis 2020. Le bref texte explicatif qui ouvre l’exposition, annonce : « L’exposition fait dialoguer les œuvres d’Olaf et d’Op de Beeck avec les photographies de Steichen établissant des parallèles surprenants entre les trois artistes. Ils entrent ici en résonance (…) créant une nouvelle harmonie d’images aux tonalités noires, blanches et grises, dont l’unité et l’évidence sont frappantes ». Le catalogue de l’exposition ne sera malheureusement disponible que d’ici trois mois. On espère qu’il apportera un éclairage complémentaire sur cette déclaration.
Il est certes à la mode de laisser les visiteurs maîtres de leur propre interprétation, mais on se demande ici comment comprendre ce dialogue en allant au-delà d’une appréciation esthétique et de corrélations simplistes. L’espace d’exposition aux murs noirs renvoie à la chambre noire de développement des photographies. Les formats de Steichen, de petite à moyenne dimension (il y en a de tout petits, délicieux dans les snapshots de la famille au cabinet de l’aile Wiltheim), s’opposent aux dimensions gigantesques des images de Hans Op de Beeck. Concernant les aquarelles de ce dernier, comment deviner, sans avoir fait de recherche, que le lien avec les photographies de Steichen (dont l’effet lumineux est induit par une prise de vue de nuit, comme sur Nocturne/Orangerie Staircase), c’est le blanc du papier qui transparaît à travers les teintes aqueuses? Op de Beeck les aurait aussi réalisées de nuit… Comment comprendre cela, quand on n’a aucune explication ?
Edward Steichen a été le photographe de ce qu’on peut appeler les people de son temps, du cinéma à la haute bourgeoisie new-yorkaise et aux artistes les plus réputés du monde occidental. On se régale dans Edward Steichen The Luxembourg Bequest de la modernité de Greta Garbo, de l’effronterie de Lilian Gish, de Winston Churchill tel qu’en lui-même, ou de l’air ennuyeux du banquier J.P. Morgan, collectionneur avisé car détenteur d’un des rarissimes exemplaires de la Bible de Gutenberg… Opposer au contexte du « rêve américain », les portraits de Erwin Olaf, pris de face sans l’éclairage artificiel du studio mais dans la nature, d’anonymes de toutes origines et de tous âges (la série Portrait, 2020), semble très premier degré et politiquement correct. Comprendre le lien entre The Cliff, un moulage gris de Hans Op de Beeck, aux personnages pétrifiés, avec la masse du Balzac de Rodin ou le corps de la danseuse Isadora Duncan entre les colonnes du Parthénon par Steichen, nécessiterait de se promener avec le lourd catalogue pour guide. Heureusement, un tournesol de Steichen, Dead Sunflower (1920, tirage après 1953) sauve la mise. Hans Op de Beeck fait lui-même la comparaison avec Consoling Moon (aquarelle sur papier Arche, 2021) et ce soleil éteint allume une boule à facettes (Mirror Ball, 2011). Mais, il y a légèreté et légèreté. Ce rapprochement fait sourire. L’autre, utilisant la période « pictorialiste » de Steichen ne l’est pas. C’est plutôt un alibi, comme « l’inspiration par Steichen » est un coup de pub. Les œuvres n’ont pas été réalisées pour l’occasion, mais ont déjà été exposées en galeries antérieurement.