Alors que diverses instances supranationales s’agitent pour réformer des principes directeurs de la fiscalité internationale – sur lesquels le Luxembourg s’est basé pour moderniser son économie et développer sa place financière au cours des trente dernières années – ces questions restent largement absentes du débat national. La branche luxembourgeoise de l’association fiscale internationale avait invité en décembre dernier le professeur Alexander Rust (Université de Vienne) et Theo Keijzer, ancien président de la commission fiscalité de la Chambre de commerce internationale et fondateur de Dorean Global Tax Policy, pour débattre des aspects macroéconomiques d’une bonne réforme fiscale. Alors que la présentation du professeur Rust donnait un aperçu des différentes réformes fiscales en Allemagne et en Autriche pouvant donner des orientations à la réforme fiscale luxembourgeoise, M. Keijzer s’attardait davantage sur le rôle des dirigeants luxembourgeois dans l’environnement fiscal actuel.
Il ressort des échanges, notamment de la présentation de M. Keijzer, que le maintien de la compétitivité et de l’attractivité du pays suppose, premièrement, de politiser le sujet et changer à cette occasion de paradigme ; deuxièmement, de se baser sur la réalité factuelle plutôt que sur les postures idéologiques, et, troisièmement, de définir une vision claire permettant d’anticiper plutôt que de subir le changement. Sur cette base, les dirigeants luxembourgeois seront alors en mesure de donner les « bons » signaux tant à leurs partenaires européens et internationaux qu’aux investisseurs présents et futurs au Grand-Duché.
Au plus tard depuis la Boston Tea Party de 1773, au cours de laquelle les colons américains détruisirent une cargaison de thé anglais pour protester contre la politique fiscale de la puissance coloniale britannique, l’imposition et la représentation démocratique sont associées. Ce lien semble perdurer aujourd’hui, puisque le droit de déterminer et lever l’impôt demeure une compétence jalousement gardée par les États, y compris au sein l’Union Européenne malgré les restrictions résultant de la mise en place d’un marché commun ainsi que diverses tentatives d’harmonisation.
Pourtant, les initiatives majeures de ces trois dernières années sont de nature technique. Ainsi, le plan BEPS, destiné à lutter contre le transfert artificiel de profits vers des pays à faible imposition, a été élaboré sous l’égide de l’OCDE par des experts en fiscalité. Au niveau européen, c’est la Commission européenne, organe davantage technique que politique, malgré la volonté affichée du Président Juncker de politiser l’institution, qui impose le rythme des débats et multiplie les propositions. Les enquêtes sur d’éventuelles aides d’État accordées par certains États européens à certaines entreprises multinationales par le biais des rescrits fiscaux (connus sous leur dénomination anglaise « tax rulings ») s’inscrivent également dans une démarche de nature technique, malgré certaines motivations politiques sous-jacentes.
Selon M. Keijzer, il est donc de la responsabilité du gouvernement luxembourgeois de redonner une forte dimension politique aux débats internationaux sur la fiscalité. La politique fiscale doit en effet refléter le choix démocratique d’un modèle de société, les impôts n’étant que le moyen de rassembler les moyens nécessaires pour financer la réponse des citoyens à la question fondamentale du rôle de l’État. En outre, en donnant une tonalité plus politique au débat, il serait possible de prendre en compte d’autres considérations actuellement marginalisées, telles que la compétitivité des entreprises européennes et l’attractivité de l’Europe pour les investissements étrangers.
Ces considérations se posent dans un contexte global où les puissances émergentes remettent en cause des principes établis du droit fiscal international. Elles se posent encore là où les États-Unis n’hésitent pas à ignorer les propositions qui seraient dommageables à leurs propres entreprises et font entendre leurs inquiétudes quant à l’impact des enquêtes sur d’éventuelles aides d’État à des multinationales américaines sur leur propre droit à imposer les profits de ces mêmes entreprises.
« Vous avez le droit à votre propre opinion mais pas à vos propres faits » aurait dit l’ancien sénateur américain démocrate, Daniel Patrick Moynihan. En politisant le débat, les dirigeants luxembourgeois pourraient également saisir l’occasion de rétablir quelques vérités. En premier lieu, il conviendrait de quantifier le coût de la fraude et l’évasion fiscales. Si Richard Murphy (fondateur et ancien dirigeant de Tax Justice Network et actuel directeur de Tax Research UK) avance le chiffre de mille milliards d’euros par an pour les seuls États membres de la zone euro, M. Keijzer juge ce montant largement surestimé, mais souligne que la Commission européenne continuera toutefois à utiliser l’estimation de M. Murphy en l’absence d’une alternative plus fiable. Le Luxembourg pourrait donc utilement contribuer au débat en insistant sur une clarification du concept d’évasion fiscale et en proposant une étude crédible évaluant les montants en jeu. Il conviendrait, par ailleurs, d’inciter à s’attaquer d’abord efficacement aux pratiques illégales avant de débattre de l’optimisation fiscale.
En outre, quelques faits mis en valeur permettraient de relativiser, voire mettre en échec les accusations de compétition déloyale. Ainsi, l’imposition des profits des entreprises représente un pourcentage du PIB plus élevé au Luxembourg que dans la moyenne des pays de l’OCDE – l’un des plus élevés parmi ces pays – et bien supérieur au pourcentage observé en Allemagne, aux Pays-Bas, en Irlande ou en France. Par ailleurs, malgré les apparences, d’autres pays pratiqueraient une compétition fiscale acharnée : le Royaume-Uni, par exemple, tenterait ouvertement d’attirer les investissements en promouvant, dans des publications officielles d’organes gouvernementaux, une juridiction « avec des impôts faibles et moins de réglementations ».
Enfin, il est indispensable de mettre l’accent sur les conséquences des réformes internationales envisagées. La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) craint une diminution des investissements au niveau mondial. Dans ce contexte, M. Keijzer souligne que les investissements dans les pays pauvres atteignent environ 700 milliards de dollars, alors que les mesures pour réduire l’évasion fiscale ne permettraient de récupérer qu’une centaine de milliard de dollars – 250 milliards selon des projections optimistes qui supposent une application intégrale et globale des mesures préconisées. En outre, les actions proposées par l’OCDE sont susceptibles d’accroître la charge fiscale des entreprises plutôt que simplement redistribuer le pouvoir d’imposition entre États. Or, au moins une partie de ce surcoût pour les entreprises sera ultimement supportée par les consommateurs, en raison de prix plus élevés, et les travailleurs, puisque des profits moindres résulteront en une diminution des embauches et d’une modération des hausses de rémunération.
À partir des faits, il est possible de déterminer une ligne politique claire pour conduire le changement. M. Keijzer conseille que les parties prenantes – dont les entreprises et les fiscalistes – soient consultées en amont pour contribuer à la réflexion. Si la décision revient incontestablement au pouvoir politique élu par les citoyens, celui-ci ne devrait se prononcer qu’en ayant connaissance de l’ensemble, parfois très complexe, de faits pertinents que les acteurs des secteurs juridique et financier sont pleinement disposés à partager.
La réforme devrait ainsi tenir compte des développements internationaux sans sacrifier les atouts du Luxembourg. La politique fiscale demeurant un pilier de la compétitivité du pays, il est souhaitable que les dirigeants luxembourgeois proposent des incitations positives plutôt qu’une simple transposition aveugle des préconisations de l’OCDE.
Sur base des présentations données par M. Keijzer et M. Rust, plusieurs mesures fiscales auraient été envisageables. Ainsi, une baisse (significative) du taux nominal de l’impôt sur le revenu des collectivités aurait pu compenser l’élimination de certaines déductions et exemptions. La réforme aurait également présenté l’opportunité d’introduire des règles concernant la substance économique. Ceci afin de parer à d’éventuelles remises en cause de la résidence fiscale de certaines sociétés au Grand-Duché. Ces nouveaux critères pourraient par ailleurs avoir un effet positif sur le marché de l’emploi au Luxembourg. La réforme fiscale aurait également été l’occasion de combiner la limitation de la déductibilité des intérêts envisagée par la Commission européenne et l’OCDE avec une suppression de l’impôt sur la fortune ou une simplification, voire une suppression, du régime de la retenue à la source sur les dividendes, qui sont deux facteurs encourageant le financement d’entités luxembourgeoises par de la dette (dont les intérêts sont déductibles du revenu imposable et non soumis à retenue à la source) plutôt que par du capital.
Le Forum économique mondial place le Luxembourg à la vingtième place seulement de son index global de compétitivité. Les points faibles identifiés (par comparaison avec le reste de l’OCDE) sont notamment la petite taille du marché domestique, l’absence d’une main d’œuvre bien formée suffisante, ainsi que le poids de certaines réglementations, notamment sur le marché du travail. Le Luxembourg peut donc accroître son attractivité sans recourir uniquement à la politique fiscale. La CNUCED souligne d’ailleurs que l’usage de juridictions et de véhicules d’investissement offshore ne découle pas uniquement de motivations fiscales. Le Luxembourg doit donc communiquer davantage sur ses autres atouts pour se présenter comme porte d’investissement dans l’Union européenne.
Les dirigeants luxembourgeois devraient se montrer ouverts au changement et participer activement aux débats, tout en gardant le contrôle du processus et en tenant compte des choix politiques de leurs partenaires, notamment des pays qui se trouvent dans des situations similaires/concurrentes comme l’Irlande et les Pays-Bas. M. Keijzer conseille d’ailleurs aux dirigeants luxembourgeois une approche « wait and see », sans pour autant négliger les bonnes intentions énoncées par les dirigeants luxembourgeois. À partir de là, il sera possible au gouvernement luxembourgeois de définir une ligne directrice claire et robuste, devant faire l’objet d’une communication efficace et résultant d’un choix démocratique qui tienne compte des enjeux économiques domestiques et internationaux de long terme.