Ne nous attardons pas sur cette première expérience de collaboration du public et du privé. A chacun son opinion sur le sujet, une chance dans les temps difficiles, une mainmise de plus du marché de l’art. Quoi qu’il en soit, Paris nous offre jusqu’au mois de juin deux expositions du sculpteur américain Charles Ray, en fait elles n’en font qu’une, elles font d’ailleurs l’objet d’un catalogue commun. Le malheur, le visiteur devra payer deux fois, et bien que bénéficiant d’un tarif réduit, il en aura pour une vingtaine d’euros. C’est payé chèrement, il est vrai que l’amateur d’art ne sera pas seulement confronté avec l’œuvre de Charles Ray et la question posée d’un bout à l’autre sur l’essence même de la sculpture ; au-delà, dans cette interrogation il se trouvera partager avec le sculpteur l’histoire de cet art, depuis la statuaire grecque jusqu’aux créations contemporaines. Et puis, en plus au Centre Pompidou, il sera en face d’une scénographie tout exceptionnelle, des espaces à la fois clos et ouverts, autour desquels de varier continuellement les points, aux deux endroits, les œuvres ont de quoi respirer, de quoi se déployer.
Cela dit, au sujet de l’histoire de la sculpture, il faut commencer par un paradoxe. Les œuvres exposées s’échelonnent sur une cinquantaine d’années, c’est du côté de celles datant des années 1970 qu’on dira trouver la modernité, et autre paradoxe (qui n’en est pas un en réalité, on se rappelle le Lion d’or vénitien de la sculpture des Bernd et Hilla Becher, en 1990), ce sont des photographies, une série en couleur où Charles Ray fait le mannequin pour un inventaire des vêtements de sa garde-robe, deux autres en noir et blanc surtout, Plank Piece I and II, où il est dans des sculptures-performances coincé par une planche contre la paroi (préfigurant telles One Minute Sculptures de l’Autrichien Erwin Wurm).
Après, il n’y en aura plus guère que pour la figuration humaine au sens classique. Et cela va, en allant vite, toujours des Anciens au Pop Art, voire Jeff Koons, en passant par Michel-Ange et Rodin ; Voilà pour l’iconographie de Charles Ray, si j’excepte toutefois dans les deux expositions How a Table Works, de1986, et Tabletop, de 1988, cette dernière en mouvement,
les deux s’attachant aux relations avec les objets qui y font comme une nature morte. Pour le reste, on trouvera toujours une référence dans le passé. On se souvient, à la pointe sud du Grand Canal, pour l’ouverture de la Punta della Dogana en 2009, du jeune garçon, Boy with Frog, ramenant au David de Donatello brandissant la tête de Goliath.
Ce serait mal venu que de faire grief à Charles Ray de ce continuel va-et-vient avec le passé. Reste à voir ce qui fait quand même de ses sculptures des œuvres qui nous touchent aujourd’hui. Et plus largement qui s’inscrivent dans notre temps. Ce ne sont pas les formes, ce sont en premier les matériaux, et il entre alors une part d’expérimentation qui ne change pas seulement l’expression, plus encore le mouvement et la manifestation (en plus Ray change souvent d’échelle). Rarement, il en reste au marbre, d’autres choix, plus innovants, s’imposent, béton, acier inoxydable, aluminium, fibre de verre peinte, papier fait main. C’est en papier fait main, malléable et résistant, qu’il a modelé le nu plus grand que nature, Portrait of the Artist’s Mother, tout récent, parsemé de larges fleurs à la gouache. Libre à nous de rattacher la sculpture à Manet, au Flower Power, et d’y déceler le geste caressant d’une des mains.
Les personnages de Charles Ray, s’ils nous remontent de loin, ont fait du chemin, si l’on ose dire. Pour être nos contemporains. Comme dans Family Romance, de 1993, où les parents et les deux enfants sont amenés ou ramenés à la même taille, en position frontale, ils nous interrogent ; ou Horse and Rider, de 2014, placés devant la Bourse de commerce, loin de tout héroïsme, de toute attitude de cow-boy ; et c’est plutôt de la lassitude aussi, au mieux de l’attente, que laisse deviner le portrait de Return to the One, de 2020, dans la rotonde du rez-de-chaussée.
On conclura par une pièce isolée, Puzzle Bottle, de 1995, un homme à l’intérieur de la bouteille. « C’est une forme d’équation », dit Charles Ray, ce qui est vrai pour toutes ses sculptures, pour la sculpture en général. Et ses œuvres à lui l’illustrent, le soulignent parfaitement. La relation à l’espace. Pour le répéter, on ne le fera jamais assez, la scénographie du Centre Pompidou, due à Laurence Le Bris assistée de Judith Quirot, est pour beaucoup dans la qualité de notre propre expérience.