La métafiction est parfois signe de paresse, un tour de passe-passe qui permet de se sortir d’une panne d’inspiration par une pirouette narrative, la panne d’inspiration devenant alors le sujet même de la fiction, comme en témoignait Seven Psychopaths, long-métrage le moins abouti de Martin McDonagh. Elle est considérée comme l’apanage des jeux postmodernistes et donc le signifiant un peu gênant d’une production contemporaine qui peine à se renouveler, dénuée qu’elle paraît être aujourd’hui d’école, de courant esthétique. Surtout, elle est bien souvent une manière un peu nombriliste d’observer le roman en train de se construire et aboutit à des œuvres en système clos, qui ont peu ou prou à dire sur le monde.
En cette rentrée littéraire, alors que les sélections des prix se resserrent et que la situation mondiale est alarmante au point que la littérature ne peut presque plus se permettre de lui tourner le dos, deux romans se prêtent au périlleux exercice de mises en abyme alambiquées, par le biais desquelles ils parviennent à parler du monde réel par la bande, en insistant sur les liens complexes entre le réel et sa mise en fiction, où des enjeux tels que la toxicité masculine et l’exclusion sociale se retrouvent au centre de configurations esthétiques complexes.
Chez Maria Pourchet (Western), un homme disparaît, fuyant non pas l’annonce comme la femme chez David Grossmann, mais la sensation à la fois diffuse et palpable d’un étau qui se resserre sur lui. Cet homme, c’est le comédien Alexis Zagner, sorte de Lars Eidinger fictionnel et français, censé camper un Don Juan et qui déserte la scène, un jour, prétendument pour débarrasser le plancher et laisser la place aux femmes, alertant l’opinion publique sur un milieu toujours enclin à donner plus d’argent et de rôles aux hommes.
En vérité, alors que les médias s’arrachent différents hashtags (#donnetonrôle) et voient en l’acteur le sens désintéressé de l’Histoire en marche, cet être solaire venu se protéger à la campagne des éclats de sa propre lumière n’a fait que suivre un mâle instinct de prédateur en proie de devenir proie, parce qu’il pressent que lui aura été fatale la relation passionnelle qu’il a entretenue avec une jeune comédienne débutante recalée dès le premier tour à l’entrée au Conservatoire d’art dramatique, comédienne sur qui il a jeté son dévolu de rapace et dont il a psychologiquement abusé avant de rompre avec elle comme on rompt aujourd’hui – en cessant de répondre à ses messages et à ses appels, simplement.
Par un de ces quiproquos improbables qui ancrent le roman dans la fictionnalité affichée autant que dans une théâtralité qui permettra à Pourchet d’enrober son récit des mécanismes d’inébranlabilité propres au tragique racinien, c’est en s’enfuyant à la campagne qu’il rencontrera Aurore, qui s’y est retirée du monde après des déboires relationnels et professionnels.
Si certains revirements d’ordre narratologique sont un peu trop prévisibles, dont découle aussi un jugement des personnages un peu gênant au sens que la narratrice anonyme semble les traiter avec une égale distance ironique, bref si le roman se prend parfois pour un peu plus malin qu’il ne l’est, l’espièglerie du ton, la finesse de l’analyse, le jeu avec les codes du western et la mise à sac du discours amoureux mâle, dont il s’agit de rompre avec l’illusion pacifique autant que d’en décortiquer le caractère performatif néodomjuanesque, permet à Western de dépasser le simple roman #metoo pour aboutir à un questionnement de la survivance du sentiment amoureux au temps de sa mise en crise.
Il y a des échos de l’intrigue de Pourchet chez Eric Reinhardt, dont L’amour et les forêts vient d’être porté à l’écran, et chez qui ce sera une femme, Sarah, qui prendra la poudre d’escampette après avoir appris par hasard, au détour d’une visite chez un notaire, que c’est son aristocrate de mari qui détient soixante-quinze pour cent du domicile conjugal. Face à cette injustice à laquelle le mari ne voit pas pourquoi il remédierait, puisque de toute façon une séparation du couple ne serait pas à l’ordre du jour, ni maintenant ni jamais, et afin de lui faire comprendre la nécessité de rééquilibrer les choses, elle part vivre dans un HLM pourrave pour quelque trois mois, donnant à chacun l’espace nécessaire à la réflexion, espérant secrètement ramener à la raison son mari.
Comme chez Pourchet, ce sera l’homme coupable qui se posera en victime, manipulant leurs deux enfants à prendre parti pour le pauvre paternel délaissé, ces derniers n’hésitant pas à se distancier de cette mère machiavélique qui, quant à elle, ne trainera pas dans la boue son mari en refusant de donner la raison pour laquelle elle a quitté le foyer familial. Comme chez Pourchet, la femme sera bannie du noyau familial et relationnel alors que le mari joue la comédie de la rupture. Et, comme Pourchet, Reinhardt explore avec une patience presqu’insupportable la violence psychologique insoutenable de ce silence obstiné qu’on appelle, par un de ces laids anglicismes qui en sont venus à dominer le monde, ghosting et par quoi la famille, hydre décapité qui se reconfigure sous ses yeux et sans scarification aucune en monstre à trois têtes, punit et bannit la femme fautive, à la façon du pharmakos chez les anciens grecs.
Mais là où Pourchet analysait l’univers diégétique à l’aune d’un genre et décrivait le monde du spectacle vivant pour camper son histoire autour d’une masculinité toxique, le dispositif narratif chez Reinhardt est plus complexe, puisque Sarah, arrivée à un point de non-retour dans la déréliction, estimant son cas si extrême, absurde et désespéré qu’il en devenait édifiait, presque drôle, s’en remet à un écrivain dont elle admire la sensibilité, nourrissant de sa personne ou, comme elle dit, de son cas le futur roman de celui-ci. Afin d’anonymiser le récit de Sarah, l’écrivain invente Susanne Sonneur, alter ego de Sarah dont l’histoire sera un décalque, une variation de la vie du modèle.
Basculant alors en permanence entre Susanne qui, après s’être remise d’un cancer du sein, abandonne son métier de généalogiste pour se consacrer à l’écriture et au dessin, et Sarah, qui a abandonné quant à elle son métier d’architecte pour concevoir des édifices artistiques où se mêlent le sacré et la nature, négociant en permanence quels éléments de la réalité Sarah verser dans celle, fictionnelle, de Susanne, le roman de Reinhardt est aussi et surtout une réflexion sur les limites d’invention de l’écrivain, sur le respect qu’il doit à ses modèles quand il se fait le portraitiste de l’intime, sur la vampirisation et l’appropriation d’autrui qui fait partie de son métier et qu’il faut endiguer en les mettant au service de l’universalité littéraire.