Au milieu des récits de l’intime et fresques post-apocalyptiques qui constituent la partie émergente de cette rentrée littéraire, trois romans explorent, chacun à sa manière, le déplacement des frontières du visible dans une société où le clivage entre l’exposition permanente et les plaies invisibles qui la déchirent vont en s’accroissant.
En cette rentrée littéraire et alors que sort l’adaptation cinématographique (ratée) du Consentement, livre-choc sur l’abus pédophile que fit subir Gabriel Matzneff à l’autrice-éditrice Vanessa Springora quand elle avait quatorze ans, impossible de passer sous silence Triste Tigre de Neige Sinno. Ce récit se retrouve un peu sur toutes les shortlists des innombrables prix littéraires et commence en forme d’excusatio propter infirmitatem, avec un chapitre qui s’intitule Portrait de mon violeur : Car moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Alors que le bourreau intrigue, qui a franchi la frontière du compréhensible pour s’aventurer sur les terres du mal. Et qu’en littérature comme dans la réalité, l’intérêt porté au mal l’a toujours emporté sur celui accordé au bien. Et Sinno de décrire son violeur de beau-père, un charmant et énergétique accompagnateur en moyenne montagne, sauveur de vies en environnement alpestre et destructeur d’existence dans la cave de sa maison.
Transcendant son propre vécu, qu’elle évoque sur le ton de la prétérition, insistant qu’elle voudrait qu’on ne réduisît pas ses talents d’autrice au sujet même de son livre – les viols multiples et répétés que son beau-père lui fit subir –, Sinno passe en revue toute une sociologie de l’écriture du viol, son tour d’horizon commençant par l’incompréhensible érotisation de la Lolita de Nabokov pour se pencher ensuite sur la façon dont d’autres écrivains, souvent mâles, utilisèrent des personnages de femmes violées pour pimenter leurs intrigues, dont ils dépeignèrent par la suite, comme le fit Zola, la lente dégringolade, avec souvent le suicide comme unique porte de sortie.
C’est un euphémisme de dire que Triste tigre est une lecture aussi dérangeante qu’incontournable, puisque c’est un livre qui dit constamment qu’il aurait préféré se passer de son écriture. Consternants, les passages où la famille de l’autrice, familia non grata parce qu’elle a jeté l’opprobre sur le village en brisant avec le silence, se rend compte que le beau-père sorti de prison, on le salue encore, au village. Ahurissante, l’explication d’une voisine, qui dira qu’il ne lui a rien fait, à elle. Et saisissantes, les pages sur lesquelles Sinno raconte comment elle a fini par en parler à sa fille, de ce que son beau-père lui a fait subir.
Sans jamais verser dans le misérabilisme ou l’auto-apitoiement ni dans le récit édifiant d’une survivante qui aurait bravé le traumatisme, le récit de Sinno frappe par une langue acerbe, qui ne mâche pas ses mots (fervente ennemie de la prison, Sinno pense que la seule sortie honorable pour son beau-père aurait été le suicide), une langue qui, parce qu’elle refuse de faire littérature, finit par en produire – une langue dont la nécessité est d’autant plus percutante que Sinno écrira que ça la « dégoûte, de faire de l’art avec [s]on histoire ». Une langue qui lui a valu le Prix Les Inrockuptibles cette semaine.
Cité de verre
Avec Panorama, Lilia Hassaine signe, quant à elle, une orwelliade sous forme de polar. 2029 : L’échec de la justice à trancher en faveur des victimes dans de nombreux cas de viols (Neige Sinno écrit que, sans les confessions de son beau-père, son violeur aurait probablement été libéré) aboutit à une émeute populaire et une revenge week lors de laquelle tout un chacun est autorisé non seulement à balancer, mais à égorger son porc avec exonération immédiate des crimes commis. Après ces émeutes, la France a instauré l’ère de la Transparence.
Conçue par un architecte illuminé, lui-même maltraité pendant son enfance, la France future a aboli ses murs en ciment et les a remplacés par des bâtiments en verre, où tous peuvent observer le quotidien d’autrui. Seules concessions dans ce panoptique foucaldien, un bac de douche en verre laiteux d’où n’émerge que la tête et des lits-sarcophages pour les pudiques qui souhaiteraient s’accoupler à l’abri du regard des voyeurs en lesquels ce monde a transformé toute l’humanité.
Subdivisée en différents quartiers dont les noms rendent hommage aux maîtres penseurs de cette dystopie de la transparence (il y a Bentham, le quartier où vit l’enquêtrice ; Paxton, le monde des riches ; et les Grillons, zone mal famée où l’on a refusé la tyrannie du verre), cette France ségrégationniste est secouée le jour où une famille disparaît en plein jour.
Ce sera à Hélène, ex-commissaire de police dans un monde où il n’y en a plus, de police, puisqu’il n’y a plus de crimes, de retrouver la famille et, surtout, d’élucider les circonstances d’une disparition impossible. Lilia Hassaine inverse la fameuse énigme du meurtre en chambre close pour faire s’évaporer non simplement, comme ce fut le cas chez Poe, une lettre, mais un couple et leur fils.
Malgré des défauts de logistique dans la conception de sa dystopie (alors que la population mondiale ne cesse d’augmenter et que les migrants affluent, cette France urbaine se serait débarrassée des bâtiments à plusieurs étages, incitant le lecteur à se demander où tout ce beau monde est logé) et une dichotomie parfois un peu facile entre la tyrannie du visible et les mystères de l’impénétrable, notamment quand Hélène évoque sa relation avec son mari David (on a droit à des réflexions peu féministes sur la nécessité du mari adultérin), Hassaine tire avec habileté sur les fils du présent – l’instagrammisation du monde, la libération de la parole des victimes d’harcèlement sexuel – pour développer une fiction extrapolative crédible, où l’obsession de l’exposition permanente du soi a abouti à un monde devenu insipide à force d’être lisible à outrance.
Après le très beau Mahmoud et la montée des eaux, Antoine Wauters retourne dans sa Belgique natale avec un roman plus personnel, où il relate une enfance wallonne nimbée des relents d’encens du christianisme et marquée par la rivalité avec les Flamands, les rituels familiaux, les jeux d’enfance. Loin du ton acerbe et drôle d’un Dimitri Verhulst (La merditude des choses), Le plus court chemin dépeint les derniers soubresauts d’un monde qui se meurt, le narrateur se posant sans ironie comme l’un des ultimes représentants d’une génération qui ne se gavait pas encore d’écrans et d’applications débilitantes et qui savait encore garder le contact avec le réel, le vrai, le bou(s)eux. D’où son souci de le restaurer à travers les mots, ce monde fait d’« objets tendus entre mémoire et oubli, où visible et invisible n’étaient pas séparés », tout en chantant de façon élégiaque son enfouissement.
S’inscrivant dans un retour du roman rural qui s’oppose au rouleau compresseur de la digitalisation, Le plus court chemin est imbibé d’une mélancolie légère, qui poudroie et enveloppe jusqu’aux travers les plus douteux. Ainsi, si Wauters concède que les habitants du village étaient souvent on ne peut plus racistes, on a l’impression que le regard nostalgique de l’auteur excuse tout, y inclus les formules éculées dont il parsème son roman : « Quand on ‘pétrit’ la terre, on se relie à une des seules réalités au monde. On devrait toujours vivre les mains barbouillés de terre. Et les pieds nus. »
Le plus court chemin consiste en une succession de courts blocs qui suggèrent l’auteur en train de pétrir la pâte des mots tout en donnant à lire un récit qui se cherche en avançant par fragments mnésiques. Sauf que, dans cette forme élaguée, les phrases prennent une lourdeur qui les rend pompeuses, ostentatoirement enrobées de sens et de pathos. L’image de l’auteur en ermite sociophobe, l’idéologie rétrograde et passéiste du c’était mieux avant, le doux emportement contre le contemporain, qui aurait perdu le contact avec le monde, l’autofiction indécise, tout cela sonne un peu creux.
Ce qui finit par le sauver, ce sont les beaux passages sur l’écriture, qui rehaussent ce recueil de souvenirs un peu complaisant. « L’écriture m’a beaucoup donné et elle m’a beaucoup pris. Ce qu’elle m’a donné de meilleur ? Une voie parallèle. Ce qu’elle m’a pris de plus précieux ? La voie principale, celle qui menait aux autres. » Perdu dans ses souvenirs, Wauters néglige cette ouverture à l’autre, qui avait pourtant imprégné son roman précédent.