Alors que la question de l’eau se fait particulièrement pressante, la technique ancienne du « Fléizen », suscite un regain d’intérêt. Alwin Geimer, retraité et membre du groupe de travail sur le « Fléizen », autrement nommé abissage et Frank Richarz, chargé de « tout ce qui a rapport avec l’eau » au sein du Naturpark Öewersauer, tiennent à préserver ce patrimoine. Le « Fléizen », probablement apparu au quinzième siècle au Grand Duché, consiste à dévier l’eau des ruisseaux ou des rivières en creusant des fossés à l’aide d’une « Wisebeel » afin d’irriguer les prairies et produire ainsi plus de foin pour le bétail. Alwin Geimer explique : « Avant, il y avait un système d’irrigation tous les 800 mètres. Au 19e siècle, avec l’augmentation de la population et les industries du Minett, le besoin de production s’est fait plus important ». Les lois de 1883 vont moderniser l’agriculture : une école agricole où les techniques d’irrigation sont enseignées est créée à Ettelbruck et l’État soutient les associations syndicales responsables de l’aménagement et de l’entretien des systèmes d’irrigation. Tout change après la Seconde Guerre mondiale. Avec la mécanisation accrue de l’agriculture et les tranchées gênant les tracteurs sont délaissées et le Fléizen, peu à peu, se fait oublier.
« Au Luxembourg, nous avons les trois variantes du Flézien » détaille Frank Richarz. « À partir des ruisseaux, juste en aval des plateaux, l’eau est souvent dirigée à intervalles réguliers dans de petits canaux des deux côtés. Cela forme une sorte d’arête de poisson ou d’épi le long du ruisseau ». C’est l’irrigation en épi. « La deuxième, l’irrigation par écluses, se pratique sur les terrasses basses des grands cours d’eau, retenus par des vannes ». Pour les plus grandes rivières comme la Sûre, on utilisait aussi un barrage. Enfin, dans le cas de l’irrigation des versants dans les vallées plus étroites et avec une pente plus importante, « l’eau est amenée aux endroits correspondants à l’aide de vannes, puis évacuée latéralement dans des canaux d’environ un kilomètre ». La méthode d’irrigation revêt différentes fonctions au fil des saisons. Au printemps, elle permet de réchauffer la terre, à encore gelée, avec une eau entre huit et douze degrés. La récolte peut alors se faire plus tôt et la prairie peut être de nouveau irriguée en été, ce qui permet un deuxième fauchage avant l’automne. L’abissage d’automne permet quant à lui d’apporter de l’engrais naturel : « Il n’y avait pas d’engrais chimiques à cette époque. Les éléments nutritifs présents dans l’eau des rivières complétaient le fumier du bétail », précise Geimer. L’utilisation de cette précieuse ressource devait parfois être priorisée, car on ne peut irriguer que quand il y a de l’eau. « Parfois, on ne pouvait irriguer qu’en novembre et en décembre, car il n’y avait de l’eau qu’à cette période. En cas de sécheresses, pas de Fléizen, l’eau était réservée pour faire tourner les moulins », indique Frank Richarz.
Dans le cas contraire, le Fléizen permettait de répandre le surplus d’eau dans les prairies au lieu de la laisser s’accumuler inutilement. L’employé du Naturpark Öewersauer témoigne : « En août, une prairie qui a été irriguée jusqu’à fin mai est encore plus verte que celle qui ne la pas été, cela prouve que l’eau ne profite pas seulement au terrain, à la surface, mais est aussi stockée dans les nappes phréatiques ». « À l’heure où le dérèglement climatique s’accentue, cette méthode pourrait être remise en place », estime t-il, « tout comme l’engrais naturel, pour préserver la biodiversité des prairies ». En plus d’être une méthode d’irrigation durable, le Fléizen est aussi un héritage culturel. « Travailler ensemble, comprendre comment les gens vivaient avant, à travers la pratique, les outils, les histoires qui sont racontées, c’est aussi du plaisir, de la joie », affirme Richarz. « Nous voulons garder ça en vie, l’héritage culturel c’est une partie de l’identité », assure Alwin Geimer. Il ajoute : « Si nous gardons ces traditions en vie, nous gardons aussi des compétences dont on aura peut-être besoin à l’avenir. Autrefois, le Fléizen était pratiqué car il n’y avait pas d’autre moyen d’irriguer une prairie. De la même façon, on construisait les murs en pierres sèches car il n’y avait pas d’autres matériaux. Aujourd’hui, on construit en pierres sèches ou on utilise le Fléizen pour des raisons environnementales ».
Alwin Geimer comme Frank Richarz en sont persuadés : « L’eau exerce une énorme fascination sur les hommes ». Si les systèmes d’irrigation luxembourgeois, des tranchées d’une centaine de mètres, sont loin d’être aussi impressionnants que ceux des régions intra-alpines du Vinschgau dans le Tyrol du Sud ou le Valais en Suisse, pouvant atteindre plus de douze kilomètres, des sentiers avec panneaux explicatifs ont tout de même été mis en place. Les deux hommes souhaitent garder les installations en marche et montrer leur importance à travers des ateliers pédagogiques et des conférences. Un modèle réduit a ainsi été créé pour les enfants. Alwin Geimer achève également un modèle transportable qui sera prêt pour les Journées européennes du patrimoine. Avec son groupe de travail, il a formulé une demande de classement à l’Unesco en mars 2021. Ils espèrent une réponse positive en décembre prochain. « Nous sommes fascinés mais réalistes. On n’arrivera pas à relancer le Fléizen dans tout le pays, mais si on arrive à préserver et promouvoir ses trois variantes, c’est déjà bien », résume Richarz.