L’interrogation du commissaire Jérôme Villeminoz n’est pas sans raison, à savoir si Julien Gracq se réjouirait de l’exposition de ses manuscrits (jusqu’au 3 septembre à la Bibliothèque nationale de France, François Mitterand). Alors que tout écrivain, en plus donateur, en serait aux anges. Il y a du paradoxe cette fois-ci, Julien Gracq n’a-t-il pas considéré les manuscrits de ses œuvres comme une « fausse cuisine, farcie d’ajouts et de ratures parfois trompeuses ». On rétorquera que cela ne l’a pas empêché d’en léguer l’ensemble à la BnF, il avait bien conservé les états successifs de ses œuvres, d’autres y sont allés de façon plus radicale. Sans doute que lui, personnellement très réservé, pensait à la critique à laquelle il reconnaissait toute liberté. Dans les études à venir.
Voici donc dans une seule salle, pas trop grande en plus, une exposition qui nous permet de parcourir, au fil de bon nombre de documents, une partie de la vie (toujours prise dans la plus grande discrétion) et de l’œuvre de l’écrivain. De la richesse s’y déploie, il faut la mériter comme toujours dans les expositions littéraires, se pencher sur les vitrines, lire les textes, c’est fatigant, on en sort le dos fourbu. Un coin avec des fauteuils pour se replonger dans tel roman peut-être invitant à faire une pause.
Certaines pièces dans l’exposition se rapportent à Louis Poirier, nom de Julien Gracq à l’état civil, né en 1910 à Saint-Florent-le-Vieil, au bord de la Loire : des travaux scolaires et universitaires, des articles géographiques (il était agrégé d’histoire et de géographie, professeur au lycée Claude Bernard, à Paris, de 1947 à 1970, parallèlement à son engagement littéraire), des correspondances. Louis Poirier avait fait le début de la guerre dans l’infanterie, ce n’est qu’après sa mort, à Angers, en 2007, quatre ans après que les Manuscrits de guerre ont été publiés. Comment cet historien, bien plus porté sur la géographie, avait vécu les événements, une phrase suffit à s’en rendre compte : « J’ai ‘fait’ (vu plutôt – ‘faire serait beaucoup dire’) Dunkerque, qui ressemblait d’assez près au laisser-courre d’une maison de fous. »
Voilà déjà du Julien Gracq. À nous alors de continuer à aller vers cette écriture minuscule, d’une grande finesse. Du moins dans les copies que l’écrivain a faites lui-même, une première, une deuxième où il n’apporte plus que de rares mises au point. La véritable cuisine, le véritable laboratoire sont ailleurs, dans les carnets, avec leurs ébauches auxquelles se mêlent toutefois des phrases déjà rédigées. « Un plan détaillé est un plan mort », son travail est à l’image de la vie, de la destinée qu’il réserve à ses protagonistes, « aussi improbable, aussi imprévisible qu’un coup de foudre ».
Une marge assez large à gauche de la page, à droite, c’est le flux plus dense qui progresse. En marge, telles idées qui se présentent, elles seront employées plus loin. « … Je jette dans la marge une amorce ou un fragment qui concernent la phrase suivante : une espèce d’appât. »
Les œuvres de Julien Gracq ne sont pas tellement nombreuses, elles en imposent par autre chose, une force quasiment magnétique, qui a opéré des les débuts, en 1937, où il publie Au château d’Argol. C’est qu’il a tenu définitivement de ceux qu’il a considérés comme « ses seuls véritables intercesseurs et éveilleurs », Poe à douze ans, Stendhal à quinze, Wagner à 18, Breton à 22. Il reste, derniers pas du visiteur dans l’exposition, la pile d’une trentaine de cahiers, intitulés Notules, tenus à partir de 1954. Dans son testament, Julien Gracq en a interdit la consultation durant les vingt années suivant sa mort. Jusqu’en 2027, dans quatre ans que révéleront ces quelques trois mille cinq cents pages, la littérature française, pour notre plus grand bonheur, n’en a pas fini avec cet écrivain subjuguant.