C’est à André Malraux qu’on attribue le jugement, faut-il dire la prophétie, que le 21e siècle sera religieux oui ne sera pas. Sans que personne jamais n’ait pu ou su indiquer où l’écrivain et ministre eût proféré la chose ; a fortiori, rien ne précise ce qu’il aurait entendu par là, des fois même il n’est plus question de religion mais de spiritualité, on élargit ou se fait plus vague. Peu importe, absolvons Malraux, mais un regard jeté sur l’état du monde, balayant l’univers dans toute son étendue, fait craindre le pire en cette matière, avec l’emprise de plus en plus grande de la religion, des religions, sur le politique. Les théocraties s’accumulent, alors qu’on avait pu avoir l’illusion que leur temps était passé, au sens étroit du terme, avec les autorités religieuses détenant le pouvoir directement, au sens dérivé, avec des régimes fondés quand même sur des principes loin d’être laïques.
Demandez aux femmes afghanes, aux femmes iraniennes, comment elles vivent, et les hommes ne sont guère mieux lotis. Au Proche-Orient, dans les pays arabes, en Afrique, quel que soit le Dieu en question, l’intransigeance, l’intolérance se durcissent, l’idéologie extrémiste trouve un appui dans le sectarisme, le fanatisme. Qu’on ne croie pas que l’Occident y échappe. Cela fait une différence pour une femme d’être née d’un côté ou de l’autre de l’Oder par exemple, limite pascalienne de vérité et d’erreur. Ailleurs, dans un autre continent, plus de frein à l’extension d’une internationale réactionnaire où les évangéliques risqueront de faire les prochains présidents.
Trop naïvement, on avait peut-être cru que les religions du livre, les monothéismes et leur privilège de la révélation, tendaient plus que d’autres à la connivence des pouvoirs spirituel et temporel. Le siècle des lumières a mis en faillite une toute-puissance, et Staline pouvait demander de combien de divisions disposait le Vatican. Le danger existe toujours, il est excessif là où l’esprit critique n’est pas encore admis, et Richard Malka (on reviendra sur lui très vite) distingue avec raison et justesse un islam du savoir et un islam des ténèbres. Cependant, nulle religion n’est à l’abri, on voyait les bouddhistes, les hindous, sans dogme imposé, sans institution cléricale, trop beaux, trop doux ; les Rohinggyas au Myanmar vivent autre chose, la persécution , un génocide, et le nationalisme hindou de Narendra Modi n’est qu’une affreuse idéologie d’exclusion.
Ah, vive notre 18e siècle ! C’est dans une salle d’audience au nom de Voltaire, à la cour d’assises de Paris, en octobre dernier, que l’avocat Richard Malka a plaidé, une fois de plus (contraint par la bêtise et la violence des adversaires, voire ennemis), au nom de Charlie Hebdo. Et ce fut la Religion, son accusé(e), mobile des crimes qui étaient jugés en appel. D’où le titre que sa plaidoirie a pris dans le passage à un livre, publié de suite chez Grasset : Traité sur l’intolérance (nullement en contradiction avec celui où Voltaire justement appelle à la tolérance entre les religions, prenant lui-même comme cible le fanatisme dans sa défense de Jean Calas).
Richard Malka avait défendu déjà Charlie Hebdo dans l’affaire des caricatures, il en avait fait un éloge du droit au blasphème, dans Le Droit d’emmerder Dieu. Dans cette logique, il poursuit aujourd’hui : « Plus on sacralise les croyances, moins on respecte les hommes et, pas à pas, on chemine vers l’obscurité. » D’où son imperturbable rejet de toute vision militante, conquérante, de la religion, quelle qu’elle soit.
Pour l’Islam, puisque dans toutes ces affaires c’est de lui qu’il s’agissait, c’est lui qui est en discussion, Richard Malka n’est est pas resté à cette position de refus. Il s’est mis avec le plus grand zèle à l’étude, jusque dans les origines, de ses textes dont quelques-uns, comme le célèbre verset de l’épée, mis en avant par les tueurs comme par les islamophobes, sont soumis à l’examen le plus strict, le plus serré. Ce qui fait défaut justement, à en croire Malka, depuis que les hanbalites, partisans d’un Coran incréé, donc pris à la lettre (comme d’autres le font avec le mythe de la création), ont eu le dessus sur les mutazilites, et au bout on a eu le wahhabisme (saoudien) et le salafisme. Un islam des ténèbres vs un islam du savoir.
On peut lire de la sorte le livre de Richard Malka comme un abrégé, un condensé de l’histoire de l’Islam. C’est instructif, et cela a fait de lui un interlocuteur qualifié du recteur de la Grande Mosquée dans un entretien du Monde où les deux n’étaient pas très éloignés l’un de l’autre. L’islam une fois mis de côté, la méditation s’avère aussi puissante que générale, en opposition radicale à toute « théologie du pouvoir » (Khaled Abou El Fadl, professeur de droit à Harvard). En lutte contre toute confiscation de la pensée, de la raison. « Et ce totalitarisme qui décrète « haram », interdits, tous les comportements humains les plus innocents, les libertés, le rire, la musique, sans parler de la sexualité… »