Il fallait se doucher de bonne heure pour être au courant de la tenue d’un salon très confidentiel qui n’avait rien du snobisme mondain de celui de Madame Verdurin, mais tout d’une rencontre aussi amicale que gourmande avec une vieille connaissance de Proust, qui n’avait qu’à traverser la rue, non pas pour trouver du travail, mais pour assister, en Première mondiale, excusez du peu, à la présentation de la traduction en luxembourgeois des œuvres du Goncourt 1919 qui se désolait des critiques concernant certaines maladresses du couple grand-ducal : « Je fus peiné d’entendre les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc héritier de Luxembourg. (...) Il avait épousé une ravissante (...) fille. »1
À la rue de l’eau, Léa Linster mit l’eau à la bouche de ses convives et ne se trompait guère en les invitant à tremper ses fameuses madeleines dans le thé de tilleul et les bulles de la Veuve. C’était le 18 novembre dernier, anniversaire de Liz, mais aussi et surtout centième anniversaire de la mort du grand Marcel. À cette occasion, la Société des Amis de Marcel Proust avait invité Rita Schmit, la téméraire traductrice, à présenter son work in progress qui, plus qu’un travail de Titan, est avant tout une épreuve de Sisyphe : Georges-Arthur Goldschmidt, la diva des traducteurs français, n’a-t-il pas coutume de dire que, sitôt la traduction achevée, elle est à refaire ? Rita Schmit, heureusement, n’en est pas là, et nous étions sensible avant tout au rythme de sa langue qui se colle aux phrases de Proust comme la lèvre de l’écrivain à la cuillerée du thé. Et ce rythme vibrait par la voix de Pascale Noé Adam, comédienne du cru, qui, en interprétant l’interprétation de Rita Schmit, faillit faire de l’habitant d’Auteuil un résident du Limpertsberg.
Alors, évidemment, on peut se poser la question sur, sinon l’urgence, du moins la pertinence d’une traduction de Proust en luxembourgeois. On se souvient de l’expérience, plutôt réussie, de Guy Wagner qui a traduit Beckett en luxembourgeois, (mais c’était pour le théâtre), ou encore de celle de Lex Roth avec la traduction en idiome local de Camus. Mais les lectrices et lecteurs qui lisent le luxembourgeois sont assez polyglottes pour lire les textes dans l’original, ou, du moins, dans les bonnes traductions existantes. Traduire par contre des œuvres luxembourgeoises serait, à première vue, plus profitable. Futilité d’un côté, utilité de l’autre ? Oui, mais voilà, la (vraie) littérature est utile et futile à la fois, elle tient (aussi) de l’art pour l’art, elle fait du besoin un désir. En cela, elle est à l’image de la cuisine et de ses fameuses mères qui, de Lyon à Mondorf, ont transformé une nécessité vitale en plaisir, d’aucuns diront en péché. Platon, le grand rabat-joie devant l’Éternel, n’avait de cesse de les fustiger pour cette faiblesse (?) et les comparait... aux poètes, dont Homère, disait-il, était le pire. La boucle est bouclée, car la fameuse madeleine fait elle aussi le pont entre littérature et cuisine, saveur et souvenir.
Pont ou grand écart ? La traduction tient elle aussi des deux, comme le savent très bien les Italiens : traduttore, traditore, voilà leur tradition. Mais qui trahissent-ils ? Ce sont, bien sûr, les puristes et les douaniers qui érigent des frontières entre les langues et les peuples et refusent de mêler la « race » et la grammaire au sang impur qui abreuve nos sillons. Les traducteurs sont, comme leurs confrères psychanalystes, des contrebandiers qui éclairent une langue par l’autre, et on ne compte pas que sur le bout des doigts les anglophones et francophones qui élucident Joyce et Lacan en passant par leurs traductions. La traductrice enrichit la langue d’accueil, tout en honorant la langue d’origine. Et la Grande-Duchesse (que la Constitution me pardonne cet écart de langage) avait bien raison de souligner que par sa traduction de la Recherche, Rita Schmit rendait ses lettres de noblesse au luxembourgeois qui est désormais une langue. Car traduire Proust en luxembourgeois, c’est certes faire œuvre littéraire, mais c’est avant tout un acte politique. Il ne faut jamais oublier qu’il va des langues comme des croyances : la langue est au dialecte ce que religion est à la secte, une entreprise qui a réussi. Certains nostalgiques, pour lesquels j’avoue chérir une tendresse certaine, regrettent le temps où leur idiome luxembourgeois avait le charme, mais aussi la puissance, du discours oral. Et les psychanalystes savent bien que la langage oral vaut bien la langue écrite. Car la noblesse ne se niche pas forcément dans les châteaux, mais préfère souvent aller s’encanailler dans les chaumières. Les linguistes savent bien que le mot détruit la chose, et si le luxembourgeois s’obstine à s’interdire, comme d’aucuns le soutiennent, à prononcer je t’aime, c’est qu’il préfère garder la chose plutôt que le non du nom.
Ces réserves faites, ne gâchons pas notre plaisir de jouir de la langue de Proust, en français comme en luxembourgeois, en discutant ad aeternam des traductions de la plus fameuse phrase de la littérature française. « Eng gutt Zäitche sinn ech matzäite schlofe gaang », comme le propose la désormais traduction officielle, ou encore « Eng laang Zäit hun ech mech fréi an d’Bett geloucht », comme le suggère votre serviteur, ou encore..., ou encore... Que voulez-vous, les traductrices connaîtront toujours le même sort que les entraîneurs de foot : tout le monde pense pouvoir faire mieux qu’eux.