Le magazine Wired a publié cette semaine un long et remarquable article, « How the NSA Almost Killed the Internet », sur le scandale déclenché par les révélations d’Edward Snowden. Cet article met en perspective les scoops égrenés par différents médias ces derniers mois sur l’ampleur des écoutes et du stockage de données par la NSA, décrit l’énorme déception des entreprises technologiques américaines impliquées, nolens volens, dans ce scandale, et, élément rare, cite abondamment des responsables de la NSA rencontrés au siège de l’agence et justifiant mordicus leurs pratiques.
Signé Steven Levy, l’article est sans doute appelé à devenir une référence dans la vaste discussion déclenchée par le plus fameux des sonneurs d’alerte. « Internet ne sera plus jamais comme avant », conclut amérement le journaliste. On peut accuser Wired, proche par nature des grandes entreprises de la technologie et du Net, dont il chronique jour après jour les heurs, malheurs et innovations, de leur faire la part belle dans cette analyse. On peut aussi reprocher à Levy d’avoir laissé passer un peu trop complaisamment les déclarations défensives des représentants de la NSA, comme s’il aspirait à tout prix à respecter le sacro-saint « équilibre des points de vue », le discutable idéal anglo-saxon du journalisme. Le récit méticuleux et argumenté des découvertes atterrantes faites depuis le mois de juin par Google, Yahoo, Facebook, Apple et d’autres géants du secteur sur l’énormité de la récupération des données privées de leurs utilisateurs par la NSA ne s’en lit pas moins comme une inexorable descente aux enfers.
Après que sont révélés en juin les premiers éléments sur Prism, les grandes entreprises du Net se rendent compte que bien qu’accusées somme toute à ce stade de péchés véniels par rapport à ceux des espions de la NSA (le transfert de données privées à la demande), elles sont incapables de se défendre publiquement. Tout ce qu’elles disent ne fait qu’aggraver la perception qu’elles ont agi de concert avec la NSA et accentue la méfiance de leurs utilisateurs. Lorsque quelques semaines plus tard surgissent les comptes-rendus sur l’interception brute de ces données par
la NSA, qui pour ce pan de ses activités ne demande rien à personne, c’est pour elle un monde qui s’écroule : après avoir fait pendant des années de la sécurité des données de leurs utilisateurs leur cheval de bataille et leur argument commercial, les voilà soudain obligées de reconnaître que c’est l’État américain, ultra-intrusif au nom de la lutte contre le terrorisme, et non des hackers, la Chine ou la Corée, qui lit pratiquement à livre ouvert dans leurs serveurs. Qui maintient sciemment et délibérément des failles de sécurité qui lui permettent d’y pénétrer plus facilement ! Et ce alors que les citoyens américains ne constituent qu’une minorité de leurs utilisateurs. Les dégâts sont pratiquement irrémédiables.
La NSA et les entreprises de technologie ne font-elles somme toute que mettre en œuvre les potentiels nés avec Internet, chacune dans son domaine mais avec des missions différentes ? Ne s’agit-il pas, de toute façon, de la logique du data mining rendu possible par le développement de l’informatique et des réseaux poussé à l’extrême ? Sous cet angle, également exploré par Steven Levy dans son papier, les protestations d’innocence et d’impuissance des Google, Facebook et autre Apple face aux grandes oreilles étatiques prennent un tour un peu pathétique.
Le plus étonnant dans cet article reste malgré tout l’inébranlable sentiment des représentants de la NSA cités de n’avoir fait strictement rien de mal, d’avoir au contraire grandement contribué à la sécurité des États-Unis, d’appliquer de scrupuleuses sauvegardes contre les appropriations abusives de données et de n’avoir rien à changer à leurs pratiques. En lisant ces déclarations de la NSA, et en les mettant en face des vagues intentions affichées par le président Obama de mettre un peu d’ordre dans les pratiques des agences de renseignement, qui doivent être précisées dans les semaines à venir, on ne peut que craindre que ce dantesque status quo ne perdure.