La notion de budget carbone transpose à la crise climatique la logique comptable des prévisions de recettes et de dépenses. Pour contenir le réchauffement planétaire à une limite donnée, les émissions de gaz à effet de serre occasionnées par l’homme doivent être réduites de façon à ce que leur concentration dans l’atmosphère reste en-deçà d’un maximum. Les calculs de budget carbone s’appuient communément sur l’objectif adopté en 2015 à Paris, celui d’entreprendre les meilleurs efforts pour ne pas dépasser 1,5 degré Celsius de réchauffement. Ils se font à l’échelle annuelle, l’unité étant la gigatonne de CO2.
Lorsque cet objectif de 1,5 degré avait été adopté, les trajectoires de réduction annuelle pouvaient sembler raisonnables. Ainsi, pour réduire de moitié les émissions anthropogéniques d’ici 2030, ce qui correspond à la vive recommandation de nombreux scientifiques, l’humanité aurait alors pu « se contenter » de diminuer ses émissions de l’ordre de 4 pour cent chaque année entre 2016, année d’entrée en vigueur de l’Accord, et 2030, et rester dans les clous définis à Paris. À noter que certains scientifiques estiment qu’il aurait mieux valu, par précaution, se fixer pour objectif de porter les émissions à zéro d’ici la fin de la décennie.
Las, nous sommes fin 2023, et les émissions ont continué d’augmenter à un rythme de l’ordre de un pour cent par an. Arithmétiquement, pour parvenir à l’objectif d’une division par deux des émissions d’ici 2030, il faudrait que celles-ci décroissent dorénavant de l’ordre de huit por cent par an. Notre réticence à prendre le taureau par les cornes après la conclusion de l’Accord de Paris aura donc eu pour conséquence de nous mettre face à un défi autrement plus épineux. Entretemps, la gravité et la fréquence des événements climatiques extrêmes a explosé, exposant l’humanité à un cruel échantillon de ce qui l’attend, mais sans pour autant impulser le revirement nécessaire.
Comme si ces perspectives n’étaient pas suffisamment sombres, une étude publiée cette semaine dans la revue Nature Climate Change par des chercheurs de l’Imperial College à Londres et d’autres instituts de recherche remet en question la valeur du budget carbone communément admis. La chance de limiter la hausse de la température globale à 1,5 degré par rapport à son niveau préindustriel requiert, selon cette étude, de restreindre encore davantage les émissions. Ses auteurs ont divisé par deux le budget carbone global sur lequel tablaient les scientifiques en 2020. Au rythme actuel, qui devrait être de l’ordre de quarante gigatonnes émises par an, ce budget recalculé, environ 250 milliards de tonnes à partir du 1er janvier 2023, serait épuisé au bout de six ans. Les deux raisons principales à cette mise à jour du budget carbone : la poursuite à un haut niveau des émissions d’origine humaine, et une meilleure compréhension de comment la réduction de la pollution atmosphérique contribue au réchauffement en réduisant le nombre des particules, ou aérosols, ayant un effet refroidissant. L’indispensable décarbonation des activités humaines, qui assainira de manière significative l’air que nous respirons et évitera de l’ordre de neuf millions de décès prématurés par an, aura aussi pour conséquence défavorable d’accélérer la hausse des températures à cause de la disparition des particules qui aujourd’hui bloquent une partie des rayons du soleil dans l’atmosphère.
Pour rester en-deçà de 1,5 degré de réchauffement, la civilisation humaine devrait se fixer pour objectif de parvenir au « zéro net » d’émissions, habituellement placé à la date de 2050, en 2034, précise l’étude de l’Imperial College. En d’autres termes, suivant cette projection, les quatre premières années de la prochaine décennie devraient être marquées par des réductions annuelles encore plus drastiques, d’environ quinze pour cent.
« On peut dire adieu à une chance de cinquante pour cent ou plus de limiter le réchauffement à 1,5 degré, quel que soit le degré d’action politique et de prise de décision », a commenté Joeri Rogelj, un des auteurs de l’étude, trouvant « remarquable » les risques que l’humanité semble prête à prendre en relation avec le réchauffement global.
Pour préserver une probabilité supérieure à cinquante pour cent de rester sous les deux degrés, le budget carbone est de l’ordre de 1 200 gigatonnes, presque cinq fois plus. Cet objectif figure également dans l’accord de Paris, mais en tant qu’objectif impérieux. À ceux qui seraient tentés de se rabattre sur cet objectif, qui nous laisserait de l’ordre entre vingt et trente ans avant que les émissions ne parviennent à zéro, il convient de répondre que les événements catastrophiques de ces dernières années (alors que nous sommes déjà au-dessus de 1,2 degré et que la limite de 1,5 degré a été franchie une première fois au mois de juillet de cette année) montrent que cet objectif de deux degrés ne peut plus raisonnablement être défendu comme représentant un objectif compatible avec une poursuite de la civilisation humaine.
Cette révision drastique du budget carbone, que d’autres scientifiques ont suggéré même s’ils n’étaient pas aussi affirmatifs, est peut-être aussi l’occasion de s’interroger sur la façon cavalière dont les milieux politiques en ont usé et abusé. Développée à partir de 2006 sous la direction de Corinne Le Quéré, à l’Université d’Exeter, devenue par la suite partie intégrante des travaux du GIEC, la notion de budget carbone global – lui-même réparti en budgets carbone nationaux –, aurait en principe dû parler aux décideurs, pour qui l’établissement et l’adoption d’un budget représente en général une part primordiale de leur activité. Mais sans doute les politiques auront-ils cru que cette notion comptable pouvait être appréhendée comme une dette publique supérieure aux attentes, dont on s’accommode en comptant sur de meilleures rentrées fiscales les années suivantes. Bien que le concept de budget carbone soit clairement établi au plan scientifique, sa proximité avec les grandeurs « négociables » maniées habituellement par les politiques aura sans doute contribué à en estomper dans leur esprit le caractère impératif.
Cette dramatique révision du budget carbone est une parfaite illustration de l’adage des climatologues selon lequel « le temps n’est pas notre ami ». S’il arrive que de bonnes nouvelles émergent en matière de percées technologiques susceptibles de faciliter la transition écologique ou de prix des énergies renouvelables, il faut reconnaître que celles qui ont trait aux systèmes géophysiques qui conditionnent la vie des humains sur cette planète sont presque toujours sombres. Pour autant, tout indique que, pour notre plus grand malheur, la COP28, qui se déroule à partir de fin novembre dans un sanctuaire des énergies fossiles, traitera ce budget carbone rabougri avec la même désinvolture que celle dont ont fait preuve les conférences internationales sur le climat précédentes face aux accumulations de mauvaises nouvelles.