Il est sans doute difficile de dater précisément l’origine du phénomène. Cela demanderait un travail d’historien (au moins amateur).
Est-ce en 2001, un an après la tentative infructueuse de lancer sur le web une encyclopédie écrite par des experts, lorsque Jimi Wales a ouvert Wikipedia en partant du principe que quelques millions de contributeurs moins experts mais plus volontaires arriveraient sans doute à un meilleur résultat ?
Est-ce l’invention de l’émission « MasterChef » par la BBC, en 1990, qui proposait à des amateurs férus de cuisine de montrer leurs talents à des professionnels et, accessoirement, à tous les téléspectateurs du pays ?
Peut-être faut-il remonter jusqu’en 1982, et l’instauration, d’abord en France puis partout dans le monde, de la Fête de la musique, année depuis laquelle le 21 juin est la date à laquelle l’ensemble des musiciens amateurs est invité à se produire en public (l’expression « descendre dans la rue avec son instrument à la main » est susceptible d’être interprété de façon plus grivoise…) ?
Toujours est-il que, aujourd’hui, rares sont les domaines où les professionnels ne sont pas directement concurrencés par les amateurs. Une concurrence évidemment déloyale puisque l’amateur, par définition, n’a pas besoin de cette activité pour gagner sa vie, alors que le professionnel n’a souvent pas d’autre choix (imaginez votre désarroi si, lundi prochain, votre place au bureau était occupée par un inconnu, qui aurait proposé à votre patron de faire votre travail gratuitement, ou contre une faible rémunération, parce qu’il aime cela).
Pour quiconque dispose d’une connexion Internet, il est devenu aussi simple de réserver une chambre chez des particuliers, via AirBnB, que dans une grande chaîne d’hôtels. Les chauffeurs de taxi tremblent devant Uber. Tout le monde peut ouvrir un commerce sur eBay, autoéditer le passionnant roman de sa vie sur Lulu, ou vendre ses créations sur Etsy. Les vidéos amateurs de Norman ou Cyprien, postées sur YouTube, sont souvent plus drôles que les derniers sketchs d’humoristes professionnels, qui, de toute façon, préfèrent tourner des publicités plutôt qu’écrire des spectacles. Si l’on reste au niveau local, vous pouvez faire pousser vos légumes vous-mêmes dans un des jardins communautaires de Luxembourg-ville plutôt qu’aller les acheter au marché hebdomadaire du Knuedler. Vous pouvez même, maintenant, vous abstenir d’aller à la friture Henriette pour manger des Gromperekichelcher et vous contenter de faire réchauffer chez vous les portions préparées par Cactus.
Tout est fait pour professionnaliser les amateurs. Les machines à pain ou les cafetières à capsules vous transforment en boulanger ou en garçon de café alors que vous n’avez jamais réussi à cuire convenablement des œufs à la coque. La « GoPro » permet, comme son nom l’indique, de faire des films amateurs, de qualité presque professionnelle. Les progrès des appareils photos et des logiciels de retouche donnent un air de création artistique au moindre paysage. Alors, certes, au début, on ne voit que des avantages à cette grande ouverture de toutes les activités à tout le monde. On peut être un peintre du dimanche, un informaticien du lundi soir, un astronome du mardi soir... Mais, du coup, oserez-vous recevoir des amis à un « dîner moins que parfait », sans préparer décoration, pliage de serviettes, cocktails préparés au shaker ni cupcakes en dessert ?
Difficile de prédire où cela va s’arrêter. On peut imaginer, sans trop de peine, une compagnie aérienne participative, où les passagers ayant des notions de pilotage auraient une réduction sur le prix du billet. À quand l’opération de l’appendicite par un chirurgien amateur ? Le concours télévisé du meilleur dentiste avec épreuve de détartrage chronométrée et arrachage de dents de sagesse réalisé sous contrôle d’un jury spécialisé ? La production de diesel dans des raffineries collaboratives ?
Finalement, le plus paradoxal dans tout cela, c’est que même cet article n’a pas été écrit par un professionnel. Mais, comme le rappelle le dicton (sans doute écrit par un amateur), « le Titanic a été construit par des professionnels, l’Arche de Noé par un amateur ».